Rencontre avec David Fauquemberg

Le flamenco me passionne depuis vingt ans

Intéressante rencontre avec l'auteur du très beau roman "Manuel El Negro", qui nous raconte la genèse de l'ouvrage et sa passion pour le flamenco.

©photo Christine Tamalet pour Fayard

Comment as-tu découvert le flamenco ?

Le flamenco, je l’ai découvert comme de nombreux aficionados à la fin des années 1980, en écoutant Paco de Lucía, Camarón… Cette musique m’a tout de suite transporté, les émotions qu’elle exprimait, l’intensité des interprètes : j’étais pris ! Je me suis essayé, sans grand talent, au toque flamenco. Par la suite, j’ai appris à connaître des formes plus classiques, en assistant au concert mythique de Pedro Bacán à Bobigny, avec son « Clan des Pinini », en écoutant assidûment les disques de la collection « Grandes Cantaores » - Rafael Romero, La Paquera, Terremoto… J’ai commencé à voyager en Andalousie une ou deux fois par an, ce que je n’ai depuis jamais cessé de faire.

Comment t'es venue l'idée d'écrire "Manuel El Negro", cela a mûri longuement non ?

Cela fait vingt ans que le flamenco me passionne, mais je n’avais jamais songé à écrire dessus – il faut sans doute un peu d’inconscience pour se lancer dans un projet pareil. A trente ans, je n’aurais pas su, je n’étais pas encore prêt à écrire la musique. L’idée a germé il y a cinq ou six ans, alors que je terminais l’écriture de mon second roman, Mal tiempo. L’écriture est un métier artisanal, elle va en s’affinant avec l’âge, l’expérience, on saisit mieux ce que l’on vise, ce que l’on cherche à exprimer. A ce stade de mon travail, je me suis rendu compte que ce qui m’importait le plus, c’était la profondeur des personnages, le travail musical des phrases, l’intensité du récit, sa capacité à transmettre, physiquement, des émotions. Dès lors, le thème du flamenco s’imposait comme une évidence. L’idée, ce n’était pas d’écrire un hommage au flamenco, ou de m’en servir comme d’un arrière-plan « exotique », mais bien de puiser dans l’intensité émotionnelle et poétique de ce monde si particulier pour nourrir une écriture. D’écrire un « roman flamenco », en quelque sorte.

Combien de temps as-tu mis pour écrire "Manuel El Negro" ?

Je me suis lancé dans ce projet courant 2009, et m’y suis consacré totalement jusqu’au printemps 2013. Un peu plus de trois ans d’immersion dans ce monde, entrecoupés de périodes d’écriture, puis dix ou douze mois à la fin où je me suis détaché du mundillo flamenco, arrachement nécessaire pour pouvoir composer un roman. L’immersion était indispensable, je l’ai compris dès le début, car si je pressentais la force du sujet, tout cela restait vague : l’intensité de cette musique, sa densité, son émotion, ce sont des choses trop abstraites pour bâtir un récit dessus. La force d’un roman repose sur ses personnages qui, pour reprendre le mot de William Faulkner, doivent être « de chair et de sang, si réels qu’ils portent une ombre ». Et pour construire de tels personnages, capables d’incarner le flamenco, il fallait aller voir de près les hommes et les femmes qui consacrent leur existence à cet art, vivre à leurs côtés, découvrir quels étaient leurs rêves, leurs déceptions, leurs joies, sentir toutes ces choses pour pouvoir les retranscrire. Le flamenco, plus qu’une musique, est un art de vivre, une vision enchantée du monde où l’amour du beau et de la poésie l’emporte sur l’argent, la gloire, divinités contemporaines. Tout cela, il fallait le vivre pour pouvoir l’écrire.

Tu as choisi de nommer tes chapitres de un à douze, est-ce une référence aux douze temps de certains palos du flamenco ?

Je n’ai pas une approche si réfléchie de l’écriture, au sens où je ne choisis pas a priori telle ou telle forme de narration, telle approche stylistique, telle construction du récit. La forme et le fond sont indissociables, on ne peut pas écrire de la même manière l’histoire d’un boxeur cubain et celle d’un cantaor andalou. Après ces années d’immersion, la construction du roman s’est faite à l’instinct, en me laissant guider par les personnages. Je voulais dire le chant, l’émotion qu’il exprime, le fait que son intensité est d’abord celle d’une vie. Manuel El Negro, gitan de Santiago, se jette à corps perdu dans le cante, un peu malgré lui, sa vie et son art se confondent. N’ayant aucune distance avec les choses, il ne pouvait prendre le récit à son compte. Il fallait donc qu’un autre raconte son histoire. Très vite, en puisant là encore dans la réalité du flamenco, où la relation si étroite, instinctive, entre les chanteurs et leurs guitaristes m’a toujours fasciné, le choix s’est imposé : le narrateur de ce roman serait Melchior, le guitariste payo qui accompagne Manuel depuis leur initiation à cet art dans les arrière-cours de Jerez jusqu’au triomphe sur les grandes scènes du monde. Sa position, à la fois dedans et dehors, en faisait le témoin idéal. Pour la structure du récit en douze chapitres de longueur à peu près égale, plus une sorte de quejío initial, ce court prologue qui donne la tonalité de ce qui va suivre, c’est la même chose : cela s’est imposé de manière naturelle. De l’intérieur, pas du dehors. Comme Melchior, tocaor de devoir, j’ai voulu me mettre au service du chant.

Tu as traduit certains noms d'artistes et d'autres non, par exemple, tu as choisi de mettre "Mateo Le fou" pour "El Loco Mateo" - tu reprends d'ailleurs le nom d'origine lorsque c'est Manuel qui devient le narrateur - mais tu as laissé le nom originel pour d'autres artistes comme "El Borrico". C'est un parti pris ?

Là encore, une fois qu’on est dans le cœur d’un roman, les choses se font à l’instinct, et à l’oreille – tout est question de rythme, que ce soit au niveau de la phrase, du chapitre ou du récit dans son ensemble. Le choix de traduire ou pas le nom des grandes figures du flamenco qui traversent l’histoire (La Piriñaca, Tío Borrico, Caracol…) dépendait donc de la possibilité de trouver en français une traduction qui sonne juste (Tío Bourrique aurait été assez malheureux, et un peu inutile…), et de l’intérêt de donner à comprendre le sens de tel ou tel surnom : « Matéo le Fou », cela introduisait une tonalité, un sens intéressants.

Certaines expressions espagnoles sont traduites textuellement. Exemple : à son goût pour "A gusto". Est-ce voulu pour que les personnes qui connaissent les expressions en espagnol se sentent plus proches du langage ?

J’avais un son en tête, celui de la musique bien sûr, mais aussi des conversations si belles qu’ont les flamencos, avec cet art de l’image juste, de la formule simple et efficace, souvent inoubliable. Et puis, un roman qui se passe dans le flamenco se devait de faire entrer l’espagnol dans le français. C’est le moyen aussi, de rafraîchir ma propre langue, de lui faire dire des choses qu’on n’y a jamais lues – se sentir « à son goût », c’est très différent de se sentir bien ou « à son aise », il y a une connotation de saveur, de plaisir esthétique qu’une autre expression ne saurait rendre.

Tu as choisi de franciser des termes comme Soléa (avec un accent), mais là encore à d'autres moments tu emploies des mots espagnols dans le texte, j'imagine que ce n'était pas évident de jongler avec tous ces termes, as-tu dû prendre une décision à ce sujet ?

Manuel El Negro est un roman, pas une œuvre théorique. Dans mon esprit, l’histoire devait être accessible à tous les lecteurs, aficionados ou pas, hispanophones ou non. L’accent sur le « i » de bulería ou le « a » final de soleá n’étant lisible que pour ceux qui parlent l’espagnol, j’ai choisi de transcrire phonétiquement les noms des palos flamencos. Quant à l’utilisation de mots en espagnol, c’était je crois inévitable dans un roman qui se déroule dans ce monde-là, et le seul moyen de retranscrire cette sonorité flamenca que j’avais en tête au départ. Mais j’ai toujours veillé à ce que ces mots espagnols ne posent pas problème pour la compréhension des phrases – certains sont assez proches du français, d’autres se comprennent aisément par le contexte immédiat, d’autres encore sont doublés d’une périphrase en français qui empêche de buter dessus.

Tu as su trouver les mots justes pour décrire le flamenco, c'est très précis, très documenté, quelles sont tes sources ?

L’idée, c’était qu’à force d’immersion et de travail des phrases, le flamenco finisse par se dire lui-même, prenne possession du texte. Les sources principales, ce sont ces heures passées à écouter les flamencos parler, chanter, à les regarder vivre, un important travail de documentation aussi – articles, interviews plus ou moins anciennes de flamencos, des centaines d’heures de vidéos, etc. Mais tout cela, je crois, n’a rien d’exceptionnel : c’est la base du travail d’un romancier. Ce livre s’est construit dans le temps, patiemment. Tout part des personnages dans un roman : chacun doit posséder une voix qui lui soit propre. Dans le cas de Manuel El Negro, seules ces voix (celle du narrateur, Melchior, celle de Manuel, celles du chœur des anciens toujours en contrepoint) pouvaient incarner toute la richesse du flamenco.

Quels artistes t'ont inspiré dans la création de tes personnages qui sont fictifs ? Il me semble avoir reconnu en partie les jumeaux de la Tota dans les palmeros par exemple.

La liste serait trop longue, et surtout, la création d’un personnage est un processus en grande partie inconscient, qui se nourrit d’un océan de choses : comment savoir quelle est la part de chacune dans le résultat final ? Jesús et Julio, les deux palmeros du roman sont des jumeaux aussi fantasques, j’espère, que les frères de la Tota, que j’ai pas mal côtoyés à Jerez et ailleurs. Mais ces jumeaux-là sont de Cadix, et ils n’écoutent pas Iron Maiden ou AC/DC à longueur de journée ! Plus sérieusement, je me suis efforcé de créer des personnages complexes, avec leurs contradictions, leurs fêlures. Manuel, par exemple, tient bien sûr de Camarón par son talent hors du commun, la fulgurance de sa trajectoire artistique, mais davantage d’un Manuel Torre ou d’un Agujetas, me semble-t-il, pour ce qui est de son orgueil d’artiste, de son caractère en général. Et puis, il y a tous ces cantaores plus ou moins anonymes que j’ai côtoyés ou découverts par ce qu’on m’en a raconté. Melchior le guitariste, dont le prénom rend évidemment hommage au grand Melchor de Marchena, n’a décidément pas grand-chose d’un Paco de Lucía... Quant aux figures réelles du flamenco qui apparaissent dans le roman, comme le Tío Borrico, Diego del Gastor, la Fernanda ou Caracol, cela vient du fait que plus les flamencos me parlaient d’eux, plus je lisais des entretiens ou des témoignages indirects, plus leurs vies me semblaient immédiatement romanesques. Melchior le confie dès le début du roman : « Il n’y a rien de plus extravagant que la vie même… » Surtout la vie des flamencos !

Le narrateur Melchior de la Peña parle à la première personne et a un langage peu soutenu, c'était difficile pour un écrivain comme toi de te mettre à son niveau ?

L’enjeu de la littérature – et les flamencos considèrent leur art de la même manière – n’est pas de créer des phrases complexes ou « jolies » pour épater la galerie, de chercher la virtuosité à tout prix. Sur un thème comme le flamenco, cela aurait même été une faute de goût, tant la beauté de ce monde tient à son élégance discrète, naturelle, à la manière qu’ont les flamencos de toujours chercher la manière la plus simple et profonde d’exprimer joies et peines. Un ami m’a parlé l’autre jour de « littérature à bas bruit » - je trouve l’expression très juste. Et Lobo Antunes, immense romancier portugais, ne cesse de répéter : « C’est le livre qui doit être intelligent, pas son auteur », au sens où le style, la construction, tout le travail que l’on met dans un roman doivent s’effacer à la fin derrière la force du récit, des personnages. Trouver une voix vraie, profonde, c’est la seule chose qui compte. Melchior de la Peña, le narrateur du roman, et tous les personnages qui croisent son chemin, incarnent chacun à leur manière la voix du flamenco, telle que j’ai cru l’entendre.

C'est un ouvrage très documenté, et en même temps on ne s'ennuie pas du tout à la lecture du roman, quels sont tes trucs de romancier pour tenir le lecteur en haleine ?

Il n’y a pas de truc, malheureusement ! Chaque nouveau roman est une aventure où l’on est condamné à se lancer sans trop savoir – arrancarse, diraient les flamenco. Simplement, ce sont les personnages qui doivent mener la danse, prendre le récit à leur compte. Et il faut, je crois, laisser suffisamment de vides pour que le lecteur puisse investir le récit de ses propres émotions, son imagination, sa culture. L’écho, terme si cher aux flamencos, ne résonne pas dans les salles trop pleines. Il a besoin de creux.

Comment t'es venue la passion de l'écriture ? As-tu fait des études littéraires ? Vis-tu de tes romans ou as-tu une autre activité ?

Comme tous les écrivains, j’ai d’abord été et je reste avant tout un lecteur passionné. J’ai fait des études littéraires, et j’ai enseigné la philosophie pendant un an : ce n’était pas pour moi, alors je suis parti. Je n’avais jamais rien écrit jusqu’à 25 ans et un long voyage en Australie, intense et brutal. L’impossibilité de digérer ce voyage-là m’a poussé à tenter de l’écrire, pour moi d’abord, pour mieux comprendre. Il m’aura fallu sept années de travail pour achever Nullarbor, mon premier roman – sept années de formation. Vivre de ses romans… C’est très difficile aujourd’hui, surtout si l’on prend le temps de les laisser mûrir. Je traduis également des romans de l’anglais (Nadine Gordimer, James Meek, Willy Vlautin…), et j’écris des récits, de longs reportages pour des revues comme XXI, Long Cours et Géo. Dernier paru, dans le numéro 24 de la revue XXI : un reportage sur la base de Ny-Alesund, un centre de recherche international sur le changement climatique, dans les glaces du Spitzberg, à 1000 kilomètres du pôle Nord…

Quel moment de la journée préfères-tu pour écrire ? et quel moment était le plus propice pour écrire pour Manuel El Negro, la nuit ?

J’aimerais pouvoir répondre à cette question, ce qui signifierait que j’ai un semblant de méthode… Le roman est une épreuve de fond, j’ai besoin pour cela de dégager de longues périodes de tête-à-tête avec les personnages, où le travail du jour se prolonge tard dans la nuit. Les six ou sept derniers mois de ce Manuel El Negro, dont le thème exigeait sans doute une plus grande densité émotionnelle que mes précédents romans, ont été très intenses.

Comme Melchior, préfères-tu le cante gitan ?

Dans le roman, Melchior souffre de cette opposition, exacerbée dans les années 1970, entre gitans et payos – le flamenco, chacun le sait, est l’histoire d’une amitié plusieurs fois centenaire entre les gitans et le petit peuple andalou, une amitié d’autant plus belle qu’elle s’est nouée autour de l’art. Comme celle de Manuel El Negro, le cantaor gitan, et de Melchior, guitariste payo devenu par la grâce de son afición « plus gitan que sept gitans réunis ». Pourquoi prendre parti, quand tout est une affaire de goût ? Sans « préférer » les voix gitanes – je n’ai pas la prétention de savoir juger le chant –, disons que j’y suis plus sensible. Du Tío Borrico à la Fernanda, d’Agujetas à Camarón ou El Torta, elles m’ont toujours fait vibrer, cette manière qu’ils ont de se mettre en danger, et l’auditoire avec.... Mais Enrique Morente ou Paco Toronjo savaient aussi, je crois, vous laisser sur le carreau !

Tu as beaucoup voyagé en Andalousie, quels sont tes meilleurs souvenirs ?

Il y en a tant… L’Andalousie est l’un des rares endroits où à peine arrivé, dès la première fois, je me suis dit : « Tu es chez toi… » J’aime les Andalous, leur dignité, leur élégance, leur amour du beau geste, de la belle parole. S’il fallait choisir deux ou trois souvenirs, je penserais sans doute à cette nuit de semaine sainte à Utrera, où le Christ des Gitans descendait la Calle Nueva. Les chants qu’il y avait ce soir-là… Certains matins de marche, aussi, dans les monts embrumés de la Sierra de Aracena ; les fins d’après-midi à la Maestranza de Séville, pendant la féria. Il y aurait enfin tous ces moments de grâce dans les cafés, les colmaos de Jerez, chez Agustín au bar Arco de Santiago, et ces nuits de juergas d’où l’on ressort à l’aube, brisé, avec l’impression de flotter à dix centimètres au-dessus des pavés – mais ces souvenirs-là, je les garde pour moi !

Y aura-t-il une traduction de "Manuel El Negro" en espagnol ?

Rien n’est fait pour l’instant, mais je l’espère. C’est très important pour ce livre-là, qui fut d’abord une belle aventure humaine, une histoire d’amitiés, de passion partagée.


Flamenco Culture, le 07/11/2013


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