Noche de maestría y poesía

Deux géants pour une princesse

Cette soirée du mercredi s'annonçait spéciale : Lebrijano et Riqueni forfaits pour problèmes de santé, remplacés presque au pied levé par El Pele et Pepe Habichuela, ce dernier frappé par un deuil récent. Seule Patricia Guerrero demeurait de la programmation initiale.

Pepe Habichuela

© Sébastien Zambon / Festival Arte Flamenco

C'est Habichuela qui a ouvert la scène, frêle et sombre vieillard aux mains flamboyantes. « Estoy aquí con pena pero tambien con alegría » dit-il en guise d'éloge funèbre pour son frère Juan.

Ecouter Pepe Habichuela c'est comprendre ce qu'est la guitare flamenca. Il caresse son instrument, le guide vers los soníos negros de la taranta, ses picaos sont remarquables son compas naturel et sûr, il ne joue pas une soleá, il offre, il dévoile, il donne vie à la soleá. Finalement c'est tout ce que l'on a toujours voulu entendre. La mélodie d'arpège se superpose à celle du compas, le balancement de sa main droite donne une saveur cubaine à son alegría, ses somptueux remates por bulería arrachent des olés à la salle. L'émotion est palpable et tous savourent le privilège d'assister à ce concert exceptionnel.

Puis El Pele arrive avec sa dégaine nonchalante de dandy décontracté et son chapeau de paille posé à l'envers, à la canaille. Ensemble ils attaquent por seguiriya pour un hommage au défunt. El Pele déploie sa voix puissante avec l'énergie qu'on lui connaît mais dans une concentration et une profondeur qui font froid dans le dos. Juste deux letras : « ovejitas blancas en un prado verde » et « yo vendo mi camisita quien me la quiere comprar » suffisent à faire monter la tension et mettent les spectateurs dans un état réceptif particulier. Une plaisanterie sur les cheveux du nouveau guitariste - ndlr : Niño Seve - et le voilà dégustant ses soleares avec un sourire permanent. Inclassable, son style se promène dans des letras non conventionnelles souvent issues du quotidien comme celle qui dit que les moineaux s'habituent au bruit des voitures mais pas lui. Il finit son chant debout le pied de micro à la main emporté par son enthousiasme. C'est dans ses alegrías marineras qu'il exprime le plus son caractère jovial et son tempérament de farfadet. Il personnalise les letras glissant des références à sa Cordoba natale et déstructurant les coletillas façon jazz. Pour conclure, les fandangos généreux ravissent le public. Comme le rappel est insistant et faisant fi du changement de plateau en cours, il revient pour ses fameuses sevillanas del Pañuelo conférant à ce genre la majesté qu'il imprime à tout son répertoire.

Difficile de se détacher de ce personnage charismatique, humble et monumental et Patricia Guerrero a dû mettre « toda la carne en la brasa » pour attirer le public dans ses filets, mais dès son entrée sur scène son magnétisme agit. Cette danse actuelle si forte, visant le dépassement des capacités manque souvent d'émotion mais ce soir là Patricia transcendée par la présence de ces deux maestros n'a pas pu empêcher le masque de se fendiller et sa danse en est devenue plus touchante, sa présence plus chaleureuse parce qu'elle a laissé entrevoir une part de fragilité dans son tourbillon d'énergie et qu'enfin son geste allait jusqu'au bout de son cœur. Une seguiriya « como un caballo sin freno » et une soleá avec manton pour bien ancrer son jeune talent dans les pas des anciens. Elle réussit à danser comme personne et en même temps c'est l'estampe parfaite du flamenco, LA danseuse comme on l'attend, mais qui fait vibrer le public de sa pâte particulière, sublimée par un cuadro de luxe, José Valencia au chant, Juan Requena à la guitare et Manuel Valencia aux palmas. Son étonnant travail du buste, ses déséquilibres mesurés, sa hargne torera et son regard de feu régalent un public comblé par le dernier élément de la trilogie flamenca mise à l'honneur ce soir par trois générations d'artistes tout aussi passionnés que généreux.Ce fut la meilleure soirée de cette édition, à mon goût, sur le plan de l'authenticité et du dévouement à l'Arte et au public.


Dolorès Triviño, le 06/07/2016

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