Le festival a débuté par un hommage au grand photographe René Robert, tragiquement disparu il y a tout juste un an. Il était un habitué du Festival Flamenco de Nîmes auquel il participait chaque année et c'est là-bas qu'il aurait dû se trouver l'an dernier. Le festival a donc souhaité lui rendre hommage à travers un mur de photos dans le couloir qui mène à la salle du théâtre ainsi que la projection de certaines de ses oeuvres sur un écran dans le hall du théâtre. Ce fut un vernissage intimiste, à l'image de son protagoniste, plein de solennité et d'émotion. On pouvait entendre en fond sonore le cante por solea de Tomas de Perrate en plein filage du spectacle à venir, cante approprié pour évoquer une douleur passée.
Cette solea a d'ailleurs été le point culminant du spectacle "Peculiar" d'Ana Morales deux heures plus tard. La danseuse était aussi accompagnée sur ce morceau par la divine harpe d'Ana Crisman. La proposition très avant-gardiste dans laquelle se mêlent le cante ancestral de Tomas de Perrate et des musiques plus actuelles, est le fruit d'une résidence initiée à Nîmes l'an dernier. Depuis son sacre à La Union en 2009, le baile d'Ana Morales a énormément évolué. Le taranto qu'elle interprète dans "Peculiar" n'a plus rien à voir avec celui qui lui a valu le "premio desplante", même si les bases sont toujours là et la technique irréprochable, notamment des tours splendides. Parmi les artistes invités, Antonio Molina "El Choro" s'adapte à ce contexte plus moderne en sortant de sa zone de confort, et Tomas de Perrate est magistral tout au long du spectacle. Il faut aussi souligner le travail de mise en scène (jeux d'ombres et d'éclairages, écran en fond de scène, fumigènes, voix off... et fond-vert pour le côté celeste peut-être ?). En revanche la fumée des cigarettes consommées sur scène par les artistes s'avéra plutôt dérangeante. Au final une pièce plutôt sombre (hormis pendant un bref passage de sevillanas corraleras ainsi que des bulerias), durant laquelle la bailaora explore la singularité de chacun de ses invités.
Le lendemain, c'était au tour du bailaor David Coria de présenter le "Work in progress" de son spectacle "Los bailes robados", dans le cadre de sa résidence à Nîmes. Le premier module de ce spectacle encore une fois très contemporain, est inspiré d'un fait historique troublant : une épidémie de danse survenue en 1518 à Strasbourg, sorte de "fièvre danseuse" qui provoqua une danse frénétique des habitants jour et nuit durant une dizaine de jours. Un phénomène de transe que le bailaor a essayé de reproduire avec sa troupe dans des bailes très enlevés. Il faut souligner les remarquables interventions d'Isidora O'Ryan, soeur jumelle de Florencia Oz, au cante, baile et violoncelle. La création a été très bien accueillie par le public de l'Odéon où se déroulait la représentation. David Coria bénéficie d'un fort capital sympathie auprès du public nîmois qui avait été conquis par "El encuentro" en 2018, et "Espiral" en 2015, spectacle où le bailaor partageait d'ailleurs l'affiche avec Ana Morales. Au dela de ses indéniables qualités artistiques, son caractère avenant et souriant n'y est sans doute pas étranger.
ll est des artistes qui sont faits pour se rencontrer. C'est le cas d'Israel Galvan et Niño de Elche, qui, avec leur "Mellizo doble" (double jumeau), signent un pacte fraternel pour jouer à déconstruire, qui le baile, qui le cante, qui le toque. Et le duo fonctionne à merveille. Ce que font Israel Galvan et Niño de Elche requiert une profonde connaissance de l'art flamenco. Déclamer le texte anti-torero et anti-flamenco d'Eugenio Noel "Cuando Pastora levanta los brazos", et danser sur ce même texte, c'est une provocation assumée à Nîmes et une sacrée performance artistique. Chanter une alegria, une farruca ou des tangos en sautant des syllabes et garder le compas sur le cante et le baile, ce n'est pas donné à tout le monde... ajoutez à cela une bonne dose d'humour et d'autodérision partagée, et c'est le triomphe assuré. L'ambiance aussi était double. Si les artistes se sont produits devant une salle quasiment éclairée dans la première partie, le début de la seconde a laissé place à une obscurité totale pour le moins destabilisante. Coup double pour ces faux-semblants, réunis par leur amour de l'art et de la transgression, ovationnés à juste titre par le public. A noter qu'Israel Galvan et Niño de Elche présenteront leur "Mellizo doble" à l'Espace Cardin du 1er au 9 février prochain, ne tardez pas car il reste très peu de places !
La soirée du samedi avait lieu à la SMAC Paloma. En première partie, on pouvait légitimement se demander si la grande salle était adaptée au récital de la Tremendita, car seule la partie gauche de l'espace scénique était occupée, par une table autour de laquelle alternaient des musiciens. Mais le démenti se fit entendre lorsque soudainement le rideau se leva sur un groupe de musiciens occupant toute la scène. Deux ambiances différentes donc pour un concert particulièrement réussi. Même sans être des inconditionnels de la cantaora, il y avait de quoi se délecter pour les aficionados au cante avec des morceaux éxécutés dans les règles de l'art, et à la musique en général, avec un panel de musiciens parmi les meilleurs dans leur domaine, notamment le tocaor Dani de Moron qui a particulièrement excellé ce soir-là. Nombreux sont les aficionados à être repartis en possession du disque de Rosario Guerrero "La Tremendita", une artiste elle aussi à la double-facette, matérialisée par ses cheveux rasés d'un côté et conservés longs de l'autre.
Combo insolite au Musée de la Romanité en milieu d'après-midi du dimanche 15 janvier, pour le seul concert acoustique du festival. Le jerezano Alfredo Lagos, que l'on a souvent vu accompagner des voix puissantes comme Fernando Terremoto ou son frère David était ce jour-là aux côtés de son ami Sebastian Cruz, un talentueux cantaor de Huelva que le public avait hâte de découvrir. Mais contrairement à d'autres récitals, Alfredo n'était pas là simplement pour accompagner, chaque cante étant ponctué de longues et fines introductions musicales. Le duo a offert un joli récital d'une heure de cante à des spectateurs partiellement convaincus en raison d'un ensemble un peu trop monotone. Le cantaor semblait parfois s'auto-brider pour rester dans le thème de son récital inspiré par le répertoire de grands compositeurs de musique baroque tels qu'Haendel, Saint-Colombe ou Jordi Savall. Cela n'enlève en rien la poésie du récital ainsi que les qualités vocales et artistiques de Sebastian Cruz, qui semblait très heureux de chanter à Nîmes et que l'on serait ravi de redécouvrir dans un autre contexte.
Le dimanche soir c'était au tour de Rocio Molina de fouler la scène du Théâtre de Nîmes avec "Vuelta a uno", troisième et dernier volet de sa trilogie autour de la guitare, en l'occurrence celle du tout jeune et talentueux tocaor d'Alicante Yerai Cortes, avec qui la bailaora a tissé une belle complicité. Rocio Molina, jeune maman, a souhaité retourner en enfance et à ses plaisirs originels dans ce spectacle plein d'humour et de fantaisie. Dans la première partie, les artistes sont vêtus de rose, une couleur qui symbolise l'enfance, et qui sera omniprésente durant la représentation dans les éclairages. La réminiscence d'enfance se retrouve aussi dans les friandises, les boules magiques qui tapissent la langue en bleu, et les bracelets de bonbons acidulés qui ornent les poignets, mais aussi le dialogue musical et percussif entre les artistes, Rocio Molina, facétieuse, n'hésitant pas à narguer et jouer avec son partenaire. Sa maîtrise technique et de l'espace scénique lui permet de tout oser, jusqu'à se déguiser en danseuse d'Orient, danser en doudoune sans manches sur une table, ou encore une veste à paillettes rouge clinquante et des éventails multicolors, avec en bonus une crète sur la tête. Par moments le baile devient frénétique, Rocio entre littéralement en transe comme dans d'autres de ses créations, en devient presque violente lorsqu'elle malmène à la fin le panneau d'éclairages. En conclusion une incroyable performance saluée par le public, dans laquelle Rocio Molina, portée par la musique de Yerai Cortes, montre une nouvelle fois qu'elle est un esprit libre. Joli clap de fin pour cette première semaine de la 33ème édition du Festival Flamenco de Nîmes.
Le festival s'est poursuivi la semaine suivante avec la diffusion de l'inénarrable documentaire "Cante Cosmico" sur Niño de Elche que l'on avait vu à Arles cet été, la conférence en hommage à René Robert de Corinne Savy, celle de José-Maria Velazquez Gaztelu à Manolo Sanlucar, ainsi que les spectacles d'Eva La Yerbabuena, Andres Marin, Marina Heredia, Alfonso Losa, entre autres, et le concert de clôture du maestro Rafael Riqueni.
Remerciements à Houria Marguerite et toute l'équipe du Théâtre de Nîmes pour son accueil toujours au top, et rendez-vous l'année prochaine, si Dios quiere.