Après plusieurs années de presque jachère Sara Baras applique le vieux proverbe africain : « si tu ne sais pas où aller, retourne toi et regarde d'où tu viens ». Et le chemin parcouru est jalonné de phares tels que Carmen Amaya, Camarón de la Isla, Antonio Gades, Enrique Morente, Moraíto Chico et Paco de Lucía, dans l'ordre de disparition, pour la plupart dans la dernière décennie. L'argument était trouvé pour un vibrant hommage, très appuyé et un tantinet redondant.
Les portraits stylisés des maîtres sur panneaux amovibles trônent dès le départ, d'abord dans un alignement parfait puis grâce à un éclairage constructif, le champ de vision gagne en perspective et profondeur et la scénographie pourtant simple varie agréablement les situations. A ceci près que le point central privilégié par la lumière reste le même, non pas le maître honoré, mais la vedette incontournable, celle que le corps de ballet doit mettre en valeur et dont José Serrano, conjoint et artiste invité, n'est finalement que le faire valoir.
Sara Baras se comporte en véritable diva : baisemain du partenaire, salut de danseuse étoile à la fin de chaque tableau et même au milieu (l'interminable farruca méritait bien une petite pause), et constants envois de baisers au public. Ses multiples regards affligés, doigts tendus vers le ciel ou vers les images des disparus, genoux à terre et mains posées sur son cœur et celui des adorés, tartinent le spectacle d'un pathos inutile. Le talent de Sara aurait suffit. Même si on peut lui reprocher de bien gérer ses acquis et d'utiliser sans modération ses marques de fabrique (J'ai une question pour les éminents flamencologues qui nous lisent : Est-ce que c'est Sara Baras qui a inventé la vuelta de pecho?) son élégance naturelle, ses capacités techniques sont capables de générer des émotions esthétiques et sensorielles. Por Seguiriya accompagnée de José Serrano, dans les Tarantas dédiées à Camaron, la Soleà por Bulería et surtout dans son morceau de bravoure, la Farruca évoquant le maître Gades, elle hypnotise le public par ses poses délicates, ses taconeos ravageurs, mitraillette, marteau piqueur et Woody Woodpecker réunis et surtout ses vueltas de pecho déclinées avec le mantón, la robe vaporeuse ou les franges charleston, étourdissantes ! Sinon le corps de ballet s'illustre dans de chatoyants déplacements et quelques solos pour les Tientos en hommage à Morente, et donne une vision de la habanera de Carmen qui nous fait regretter Laura del Sol et le bel Antonio. C'est le chant qui tire son épingle du jeu avec un puissant Miguel Rosendo donnant la réplique à El Rubio de Pruna, camaronero à souhait, auteur de la plupart des letras et excellent dans le romance del Negro del Puerto. La bonne surprise vient d'Israel Fernandez tout en « sentimiento » parfait dans tous les registres, jouant subtilement avec l'écho de Rafael Farina.
Un spectacle rutilant et digne des grandes compagnies hollywoodiennes, sans prise de risque mais rondement mené qui ravit les inconditionnels de la star internationale. Entre deux rappels elle prend le micro pour se déclarer simple fille de Cadix et redevable au maestro Morao « no este, dit-elle en désignant le panneau, sino el tito Manuel ». Comme il est au premier rang, elle descend dans la salle pour l'embrasser et échanger des propos affectueux. Jerez est le lieu de toutes les effusions, la salle déjà acquise lui fait une ovation. Résonnent pourtant encore les paroles de Camaron entendu dans le spectacle, de mémoire : « el flamenco tiene dos posibilidades, o transmite o no transmite ». Au choix.