Rocio Molina est un être à part dans le monde des bailaores dans la mesure où sa créativité et son mode d'expression sont tellement personnels qu'on ne sait jamais si on assiste à un spectacle de flamenco ou bien de danse contemporaine, voire de butô, ou alors à du théâtre dansé, … c'est sans aucun doute un spectacle total porté par le charisme de Rocío qui quoiqu'elle fasse reste profondément flamenca dans sa démarche, dans sa conception du monde, les flamencos diraient dans son « sentir ».
Son dernier opus « Bosque ardora » n'est pas une fantaisie bucolique ou un hymne à la protection des forêts cela s'apparenterait davantage à une version flamenca du Sacre du Printemps dans son imbrication des pulsions animales et humaines. Il est bâti sur le mode de la tragédie classique en trois actes avec le respect des règles d'unité de temps : l'action se situe entre l'aurore et le crépuscule, et unité de lieu : nous sommes dans un décor de sous-bois composé d'alignements d'arbres, dont certains suspendus les racines en l'air témoignent du chaos de notre monde. Ils définissent ainsi des couloirs de circulation et des clairières où se répartissent les musiciens. L'univers sonore est composé de bruits de la nature, gouttes d'eau, chants d'oiseaux, criquets et autres apports extérieurs qui composent une bande son feutrée et trouble avec une forte présence du silence en tant qu'élément menaçant.
Le premier acte, celui de l'exposition, est d'abord présenté par une projection vidéo et définit l'ambiance inquiétante de la chasse à courre, le cavalier, en l’occurrence Rocío en amazone, n'étant pas le chasseur mais bien la proie, sauvé in extremis par une chute dans la rivière. La scène est intense, haletante et pose d'emblée les problématiques qui vont traverser le spectacle : la porosité des rôles, la fragilité du statut de prédateur et la lutte sans merci pour la survie. A la levée de l'écran Rocío apparaît comme un personnage changeant mi divinité sylvestre, mi animal, mi humain, définissant un certain langage corporel, qui va permettre d'identifier le passage d'un statut à l'autre, dans lequel le souffle tient un rôle important. La présence de deux trombones au delà de l'évocation des cors de chasse crée des ambiances différentes à chacune de leurs interventions depuis la chaude vibration du blues dans la scène de séduction ou Rocío prend des poses de Lili Marlène, aux assonances jazz d'un West Side Story débridé, en passant par la touche orientale dans des tangos très ralentis, jusqu'aux couleurs mélancoliques des orchestres des mariages et enterrements des Balkans.
Les deux danseurs sont (dés)habillés en faunes à jupette et vont passer un sacré après-midi, sans avoir besoin d'avoir recours à des pratiques solitaires. Rocío est là dans toute la splendeur de sa sensualité féminine, et dans le second tableau juste vêtue d'une chemise d'homme, d'une cravate et de talons aiguilles (encore le mélange des genres) elle mène la danse dans des tangos voluptueux qui glissent du jeu facétieux du baiser cache-cache à l'érotisme torride, passant la barrière de l'outrance avec le mime de l'acte sexuel, traité cependant avec la pincée d'humour adéquate à la distanciation. On sourit de l'audace et on reste attrapé dans les filets de ce tableau de l'amour dans tout ses aspects, entre héritage épicurien du Flower Power et déchaînement des pulsions, qui dévoile un fond de dénonciation des violences faites aux femmes.
Le troisième acte annonce le dénouement et se présente plus solennel sur un compas de Soleá. Rocío a revêtu sa robe couleur de hautes futaies et joue admirablement de la fluidité de la matière. La tension monte dans une dispute paroxystique avec son partenaire et elle termine cheveux lâchés par un long solo, dialoguant avec une guitare complètement au service de la danse, imposant son tempo de la voix ou du regard. Le dénouement pressenti est cependant amené par un tour de passe passe qui réussit parfaitement son effet de surprise.
Et le flamenco dans tout cela ? Il est partout, tout le temps, trituré, étiré, condensé. Chaque tableau a son thème musical et passe en revue toutes les déclinaisons du palo avec ses annexes. Des tangos a diverses vitesses, agrémentés de tientos à l'occasion, de la soleá qui flirte avec la caña et la bulería, du chant accompagné ou pas, ça c'est pour l'aspect musical. Pour ce qui est de la danse, le moindre mouvement de Rocío est empreint de flamencura, sa gestuelle contemporaine souple ou désarticulée ne l'empêche pas de transmettre son sentiment flamenco, au contraire, elle le souligne. Sa performance dansée est unique, elle fait ce qu'elle veut de son corps, de ses bras, sa technique de pied est renversante, elle est volcanique, ondoyante, hypnotique, c'est de la danse à l'état pur, totalement inclassable. Le public ébahi en perd ses repères et oublie, certes, d'applaudir aux remates, mais il explose en standing ovation au final, comme au théâtre, pour remercier aussi ses deux extraordinaires danseurs Eduardo Guerrero et Fernando Jiménez éminemment malléables et menés de main de maître par une Rocío Molina au sommet de son art.