A l'instar de celle des familles gitanes de Marseille l'an dernier, nous attendions la soirée avec la famille Sordera comme l'un des sommets de la 26ème édition du Festival Flamenco de Nîmes, avec une certaine dose d'impatience et de curiosité.
C'est à la SMAC Paloma que le Festival Flamenco de Nîmes a donné rendez-vous aux aficionados en ce dimanche de janvier moins venteux que l'an dernier qui a permis d'accéder sans encombre à ce complexe culturel situé en périphérie de la cité gardoise qui abrite des résidences d'artistes et accueille des concerts de musiques actuelles. Le groupe américain tristement célèbre Eagles of Death Metal devait justement s'y produire quelques jours après les attentats de Paris.
Avant de présenter la "Casa Sordera", il convient de rappeler qui était le patriarche Manuel Soto Sordera, père des trois protagonistes principaux de la soirée.
Manuel Soto "Sordera de Jerez" est l'une des figures les plus importantes du cante de Jerez. Le surnom "Sordera" lui vient de son grand-père sourd surnommé "Sordo la Luz", lui-même neveu de "Paco La Luz", grand siguiriyero. Sordera naît dans une famille gitane de la calle cantareria du barrio de Santiago à Jerez en 1927. Sa famille travaille dans les champs, et il commence dès son plus jeune âge à s'imprégner du cante dans les gañanias. Passionné par le cante jondo qu'il écoute auprès des anciens pendant des heures, il décide contre l'avis de son père de devenir cantaor. Il s'installe ensuite à Madrid et travaille longtemps au célèbre tablao "Los Canasteros" dirigé par Manolo Caracol, où il accompagne essentiellement le baile. Il participe aussi au mythique disque "Canta Jerez", avec Fernando Terremoto, Diamante Negro, Romerito, Sernita et Tio Borrico. Sordera était surtout connu pour son efficacité dans les bulerias por solea, bulerias et fandangos, notamment ceux d'El Gloria. Il reçoit plusieurs prix, notamment le prix "Copa Jerez" de la Catedra de Flamencologia en 1974. De retour à Jerez, il enseigne le cante flamenco aux jeunes à la Peña Tio José de Paula. Il est le premier gitan à être nommé enfant prodige de la ville de Jerez, à titre posthume en 2003, deux ans après sa disparition. un buste à son effigie se dresse en plein coeur du quartier de Santiago à Jerez sur la Plaza Santiago. Sordera est issu d'une famille dont toutes les branches mènent au flamenco, et continuent encore à se ramifier à travers non seulement ses enfants, mais aussi ses neveux, les Mercé, Zambo, Morao, Terremoto et bien d'autres. Mais ce soir, ce sont trois de ses sept enfants et l'un de ses petits enfants qui seront sur scène pour perpétuer la traditon des Sordera.
"Tona, Martinete y Debla, para todos ustedes", annonce la voix rauque d'Enrique Soto, l'aîné des fils de Manuel Soto "Sordera", avant d'initier la ronde de cantes de fragua qu'il partage avec ses frères José et Vicente.
Le récital va ensuite se dérouler, selon la tradition, du plus ancien au plus jeune artiste de la famille Sordera.
C'est donc Enrique, le doyen des frères Soto, qui démarre le récital dans un style qu'il domine à la perfection, la solea - Alcala et Cadiz - , très justement accompagné par la guitare de Miguel Salado. Le cantaor qui a longtemps fait partie de la compagnie d'Eva la Yerbabuena et chanté pour Andrès Marin a maheureusement deserté la scène flamenca depuis quelques années. C'est donc un immense plaisir mêlé à beaucoup d'émotion de pouvoir de nouveau écouter son cante authentique et sans fioritures, dans la plus pure tradition, et surtout "p'alante". Enrique est doté d'une splendide voix afilla - rauque - qui en fait un excellent interprète de cante jondo, mais il démontre qu'il est aussi diablement efficace dans les cantes de Levante, avant de conclure par des Tientos-Tangos assurés. Une intervention impeccable et de très bon goût pour Enrique, héritier le plus fidèle de Sordera de Jerez, dont le formidable timbre vocal ressemble beaucoup à celui de son père.
Vicente, dont la voix puissante impressionne, est un artiste reconnu et très apprécié à Jerez et en dehors de ses frontières. Après la buleria por solea dédiée à son père Manuel - dont c'était le style de prédilection - et superbement accompagnée par Manuel Valencia, il se fait le "porte-parole" de la Casa Sordera et s'adresse au public avec aisance et un discours bien rôdé : "Les artistes, sans vous, nous ne sommes rien, merci." puis ajoute "Je vais chanter por siguiriya, car nous les cantaores qui sommes nés dans cet endroit béni, nous avons l'obligation de toujours interpréter ce chant merveilleux et tellement profond. Alors je vais chanter por siguiriya pour vous tous". Grand et frissonnant moment de cante magnifié par la guitare toujours très juste de Manuel Valencia. Bulerias et cancion por buleria - dont une interprétation déjantée de "la bien paga" - conclueront le récital du cadet des frères Sordera, showman qui met une ambiance de feu sur le plateau de la grande salle de Paloma, où il ne restait plus une seule place libre.
"Lleguo la Vanguardia del flamenco" annonce José Soto "Sorderita" en faisant son entrée sur scène après une transition un peu chaotique. Le plus jeune des frères Sordera n'est pas un inconnu du public nîmois puisqu'il était déjà là l'an dernier pour un concert acoustique à l'Institut Emmanuel d'Alzon. Et contrairement à ses frères il n'est pas cantaor mais cantautor. Sorderita, c'est le compositeur et poète de la famille, il est notamment fondateur du groupe Ketama. Il démarre par une alegria de belle facture, qui donne une impression plus traditionnelle qu'avant-gardiste, tout en s'accompagnant à la guitare. Son travail de recréation s'illustre dans un hommage à la copla et à l'une de ses grandes interprètes, Rocio Jurado - zambra por buleria et copla por buleria - , puis il invite son neveu Maloko, fils d'El Bo, à le rejoindre pour interpréter de géniaux fandangos de Huelva de sa composition, surfant sur le compas ternaire de ce style, une transition toute trouvée pour présenter Maloko, le plus jeune de la bande.
On arrive donc à la fin de la soirée avec Maloko Soto, dont la présence scénique, les grands gestes, le timbre vocal et même le physique, rappellent beaucoup Diego Carrasco. Et pour cause, car Maloko est le neveu de Diego par sa mère. Très élégant, le jeune homme blond à la tignasse bouclée interprète une chanson avec beaucoup de facilité. On se rend vite compte qu'à tout juste 30 ans, le monde du spectacle dans lequel il a baigné depuis tout jeune n'a plus aucun secret pour lui. L'artiste est intéressant, mais son intervention jette un voile d'inquiétude sur l'avenir du flamenco et de la dynastie des Sordera. L'essence du cante semble s'être diluée au fil des générations...
Inquiétude vite dissipée par le retour des trois frères qui interprètent une buleria en hommage à leur père, celle là même qu'avait chantée l'an dernier Sorderita à la fin de son concert. Il reviendront de nouveau pour une savoureuse fin de fiesta. Et, pour les chanceux, la fête se prolongera jusque tard dans la nuit grâce à un groupe de gitans de Marseille et Port de Bouc, avec Enrique et Sorderita, au rythme des bulerias, des siguiriyas por buleria... jusqu'à ce que le sommeil vienne.
Comme l'an dernier dans les familles gitanes, il n'y avait pas de femme sur le plateau. Cela aurait pu être l'occasion de découvrir Lela Soto, ou la soeur des Sordera, Juana.
Nous avons bien sûr une grande pensée pour El Bo, grand absent de cette soirée à laquelle il aurait dû logiquement participer mais les aléas de la vie en ont décidé autrement.