Rivesaltes, son vin doux naturel, ses abricots et son Babau, le Nessy local. What else ? Depuis huit ans, fin août, une nuée d'aficionados venus des quatre coins de France, d'Europe, voire cette année du Moyen Orient, prend d’assaut les hôtels, restaurants et autres commerces rivesaltais, réveillant de sa torpeur estivale la petite ville du Roussillon. Cette année le festival rendait hommage à la capitale de l'Andalousie et à son Flamenco particulier. En effet à côté de Farruquito issu de la tradition des familles gitanes de Triana, il allait de soi d'inviter Milagros Mengibar une des fondatrices encore en activité de la « Escuela Sevillana », l'incontournable Pastora Galván vedette en pleine ascension et comme représentant de la danse de demain le talent de Felipe Mato révélation du festival. En bonus Gabriel de la Tomasa pour la « solera cantaora » et Rafael Rodriguez « El Cabeza » pour le « toque con mucho arte ».
Farruquito : convaincre ce monstre sacré de se produire sur la scène des Dômes était déjà une gageure, obtenir de son agenda surbooké quelques jours de stage relevait de l'exploit, mais Lorenzo Ruiz le directeur artistique du festival a fait de l’opiniâtreté son cheval de bataille et de la générosité son arme fatale. Ainsi le plus médiatique des artistes flamencos est venu électriser ses stagiaires avant de livrer le lundi soir son spectacle « Improvisao ». Un titre qui se veut révélateur de l'essence du Flamenco : une expression spontanée et individuelle qui surgit de la rencontre avec le rythme et la voix. Juan Manuel Fernandez Montoya de son nom de baptême dévore la scène de sa présence charismatique. Fin et racé, (« gitano de verde luna » aurait dit Garcia Lorca), il danse aussi avec son regard à la Jack Sparrow, ses cheveux et son bouc de mousquetaire et sa démarche d'échassier façon torero. On ne connait pas taconeo plus fulgurant, déplacements plus agiles et élégants. L'héritage du grand père Farruco a largement prospéré. Cependant pour ce spectacle il a troqué sa danse échevelée et bondissante, qui est encore sa marque de fabrique toujours imitée jamais égalée, contre une présence plus vibrante, plus enracinée dans le chant, sans rien abandonner du sceau familial fait de défis à la pesanteur et de « compas » maîtrisé. Accompagné de trois chanteurs d'exception : Mari Vizarraga, une référence dans le chant authentique de Séville, Pepe de Pura au cri primitif saisissant, Antonio Villar à la voix ronde et claire et de son guitariste complice, toujours aussi brillant Roman Vicenti, Farruquito semble réinventer à chaque pas cette impulsion organique source de tout art. Pour que ce spectacle soit toujours dans la lignée du clan Farruco il présente comme artiste invité son frère« El Farru » le deuxième mousquetaire, plus enjoué mais aussi brillant que son aîné et donne à son percussionniste et cousin Antonio Moreno la part belle lors du fin de fiesta. Un spectacle qui claque comme un coup de fouet, simple et fort à la fois, qui permet de se rappeler que le flamenco n'a pas besoin de fioritures pour exister. Juste la flamme intérieure et le talent.
Le mardi Gabriel de la Tomasa s'est soumis à son tour à l'épreuve du récital sous le platane. L'arbre de la liberté et le clocher de la République ont encore une fois hébergé le « duende » du chant. La maestria de ce jeune chanteur, lui aussi dernier bourgeon d'une branche fructifère du flamenco, s'est combinée à la science de Rafael Rodriguez « El Cabeza » maître absolu de la guitare et accompagnateur hors pair pour une soirée de grands frissons. Sa zambra instrumentale, composition personnelle, est un bijou d'orientalisme et de virtuosité. Les chants de Gabriel, en particulier dans le registre du Levante où il excelle, sont d'une pureté et d'une profondeur déconcertantes. La puissance de ses seguiriyas, la souplesse de ses cantiñas, la majesté de ses soleares font perdre la notion du temps, bref « quitan el sentío ». Et tout ceci est délivré avec une immense modestie, qui va même jusqu'à l'autodérision, c'est dire si ce sont de grands artistes.
« Piel de bata » ou la bata de cola comme seconde peau. Milagros Menjibar l'avoue elle ne fait plus qu'une avec cette robe à longue traîne volantée. C'est son outil de travail et la marque de son identité. Il faut dire qu'elle est une de celles qui lui ont donné ses lettres de noblesse. Mais la maestra n'était pas venue seule, elle a partagé la scène à part égale avec Luisa Palicio, sa fille spirituelle en qui elle a déposé tout son savoir. La confrontation aurait pu tourner au désavantage de la señora face à cette jeunesse flamboyante. Au contraire, elle nous à permis de savourer l'ancien et le nouveau, de comprendre ce que l'une doit à l'autre et d'apprécier la qualité de la transmission. Luisa est une merveille d'esthétisme et de technique (ô combien difficile) de la bata de cola. Voir cet enchevêtrement de volants virevolter sans jamais s’emmêler, retomber toujours en rythme avec la légèreté d'une plume, pendant qu'elle exécute des pas compliqués, des pirouettes renversantes et des chorégraphies délicates est une expérience extraordinaire même pour ceux qui sont plus attirés par un flamenco viscéral qui ne s'embarrasse pas d'accessoires. Justement nous avons eu, rien que dans la première danse (une guajira avec Juan Reina et Manolo Sevilla au chant, deux références de légende dans ce style) outre la leçon de bata, une leçon de maniement du « mantón », puis de l'abanico, un vrai papillon imprévisible, et plus rare une démonstration d'éventail arabe prolongé par un voile de soie, une discipline que Milagros a elle même introduite dans l'Escuela Sevillana, ni danse du ventre ni GRS, l'effet est bluffant. A l'occasion Luisa la gracieuse, la torera, la fougueuse et langoureuse, au coup de rein affolant, a donné aussi une leçon d'escobilla avec des fouettés de pieds brillantissimes. Lorsque ce fut au tour de Milagros c'est avec finesse et majesté qu'elle s'est présentée, jouant de son charisme, entraînant les chanteurs dans un jeu théâtral lyrique et agréablement suranné. C'est une estampe historique, un modèle de raffinement, l'élégance de la retenue, l'exaltation de la féminité. Le tout porté par la fabuleuse guitare de Rafael Rodriguez El Cabeza, qui cisèle un dialogue étroit et subtil avec la danse au point qu'on ne sait plus lequel accompagne l'autre. Du grand art, qu'il n'est pas souvent donné de voir dans les festivals parfois trop friands de modernité. Merci à Amor Flamenco de permettre des spectacles aussi variés.
Et le public n'était pas au bout de ses surprises. « A veces solo voces » la proposition de Felipe Mato à suscité l'émerveillement et le débat. Dans le cadre de la configuration traditionnelle de deux chanteurs, un guitariste et un danseur, quasi minimaliste, Felipe construit un spectacle qui interroge le pourquoi et le comment de la « vocation » flamenca dans son sens littéral. « que difícil, el flamenco ! » martèle la première voix... mais il faut danser malgré les diktats, ses propres entraves, danser contre et avec ces chaînes. De la camisole de force à la planche de bois si lourde à mobiliser, mais radeau dans la tempête de la seguiriya, tout le début du spectacle frappe les esprits par la force du message, l'intensité des émotions, l'originalité du propos et l’adéquation entre les styles musicaux proposés et les paroles des chants choisies avec soin. Oscar Lago interprète rien moins qu'une surprenante étude de Bach à la guitare, David El Galli au mieux de sa forme et Javier Rivera assurent au delà de leur registre de chanteurs par leur présence scénique, notamment dans leur rôle des voix injonctives et dans une « pelea » (c'est plus joli que battle, non ?) entremêlant leurs voix dans un face à face désespéré. Quant à Felipe, sa danse est énergique comme il se doit mais tellement plus dans l'émotion que l'esthétique. Il allie la gestuelle de la danse qu'on va qualifier de populaire à des propositions très contemporaines avec naturel et efficacité. Un tonnerre dans les pieds, un corps souple et sensuel, il a l'élégance des grands, n'en déplaise à sa modestie. Comme artiste invitée il avait choisi Marina Valiente dans le rôle de « La Femme » version Shéhérazade doublée d'Esméralda. La bombe à la crinière blonde a suscité le syndrome du loup de Tex Avery chez les messieurs et un certain agacement chez les dames. On va dire que son évocation des Zambras de Lola Flores avec une forte présence de l'élément capillaire aurait mérité moins d'outrance dans l'ondulation de la croupe. Pour conclure après cet emportement des sens, l'idée de finir sur un style festif avait pour but de libérer les tensions, mais la première partie nous avait habitués à tant de recherche que ces tangos de tablao ont laissé le public sur sa faim. Cependant le fin de fiesta proposé por alegrias a rassuré le public et a vite fait oublier ce petit bémol, l'ensemble restant malgré cela un grand opus. Il va falloir désormais compter sérieusement avec Felipe Mato dans le paysage flamenco.
¡Pastora, baila! Elle a dû en entendre des injonctions, Pastora Galván, elle aussi, pendant son enfance et sa formation de danseuse. Et en bonne fille de maestro elle obéit : elle danse. Mais il faut voir comment ! Quand on la fréquente au quotidien avec son sourire radieux mais timide on n'imagine pas la truculence et la félinité qu'elle déploie sur scène. « Vaya leona ! » Jour de fête pour les amoureux de la danse qui vient des tripes, de l'énergie à revendre et de la provocation du menton. Pastora danse comme si son salut en dépendait, avec un désespoir frénétique dans la seguiriya, comme les vieilles gitanes de Triana dans les tangos facétieux et comme une jeune danseuse contemporaine en pleine possession de ses moyens, bien ancrée dans son temps par ses solides racines, dans sa Mariana, style ancien qu'elle est l'une des rares à danser actuellement. Sa danse est faite de toutes ces influences mais elle est sienne, identifiable et originale , d'une grande expressivité, sensuelle et sauvage. Mais Pastora c'est aussi un pur produit de l'école sévillane, elle est capable de grande délicatesse et ses bras et ses poignets dessinent un monde de douceur et d'harmonie qu'elle combine avec ses postures cambrées, ses tours désaxés et ses taconeos furieux et impeccables. Jesus Corbacho au chant, monopolise l'attention tant comme accompagnateur que « pa'lante » dans ses malagueñas et ses verdiales magistraux. Avec le temps son placement a évolué, et sa voix a gagné en volume et en limpidité. Cristian Guerrero en contrepoint apporte ses sonorités rapeuses tandis que Ramon Amador à la guitare soulève l'enthousiasme avec son « toque gitano» son jeu caractéristique de la grande famille des Amador, gitans de Séville et vivier d'artistes prestigieux. Au premier regard le spectacle semble un assemblage de styles sans lien comme dans un tablao qui enchaîne les tableaux. A y regarder de plus près depuis le pregón du début ou elle fait l'article pour les métiers de rue jusqu'aux tangos de la fin où elle lave ses jupons Pastora danse le quotidien des gens simples, les douleurs et les joies de ses contemporains, le Flamenco en quelque sorte.
Ce Festival, c'est désormais quatre spectacles de pointures internationales, une semaine de stages et de proximité avec ces maestros souvent si inaccessibles, en tout 436 stagiaires précisément ont suivit les cours de danse, de chant, de guitare, de cajón, de palmas, et cette année en exclusivité à Rivesaltes un atelier de langue espagnole appliquée au flamenco qui a permis aux non initiés de découvrir ce langage et sa nomenclature spécifique, une clé pour appréhender la culture de l'Arte.
Les soirées bodegas ouvertes à tous, en plein air, ont rempli leur fonction de convivialité et de découverte des flamencos du Sud de la France. Elles sont le ciment populaire du festival, comme la soirée des stagiaires qui sont invités dès le mercredi à montrer leur travail des premiers jours, sans complexe, et sous le regard bienveillant de leurs maestros peu habitués mais ravis de cet exercice quasi spontané.
Dans le même esprit le défilé de mode flamenca de Fuensanta se déroule dans la simplicité et la bonne humeur, il s'agit pour cette créatrice locale de mettre en valeur toutes les femmes quels que soient leur morphologie et leur âge parce qu'en Andalousie la fête est familiale et universelle et que toutes les femmes sont belles dès lors qu'elles sont heureuses de vivre.
Le festival Semaine Flamenco de Rivesaltes c'est tout cela et bien plus, des amitiés se nouent se jouant des distances géographiques, il paraît même que des amours naissent et grandissent dans son terreau. Amor Flamenco à l'origine de ce festival porte donc bien son nom, ce qui est sûr c'est que la Semaine Flamenco de Rivesaltes est vraiment faite de beaucoup d'amour et de beaucoup, beaucoup de très bon Flamenco.
A l'année prochaine, la troisième semaine d'août avec … non, on ne le sait pas encore, mais on a hâte de le découvrir ! Patience jusqu'au printemps ….