Pour mieux cerner le personnage de Manuel Torre, référence absolue du Cante et fils vénéré de Jerez, María del mar Moreno se glisse dans la peau de Antonia la Gamba sa compagne qui au lendemain de la disparition du géant évoque leur vie commune et les énigmes du caractère de cette force de la nature. Avec Gaspar Campuzano à la mise en scène et Paco Sanchez Múgica en charge de la création dramatique, María et sa compagnie signent une approche poétique et touchante du Cante Jondo, invoquant plus qu'évoquant la figure du grand seguiriyero.
Le dispositif scénique est essentiellement composé de deux grands paravents grillagés figurant les cages des combats de coqs qu'affectionnait Manuel Torre. L'avant scène côté jardin est occupée par les comédiennes représentant Antonia la Gamba âgée et sa confidente. Elles seront les charnières entre chaque tableau et la voix lead qui guide les artistes dans les méandres de la vie du cantaor. La rencontre et l'éblouissement devant le talent, l'époque joyeuse des cafés cantantes qui donne lieu à une Alegria inhabituelle chez la jerezana, les saetas déchirantes, la condition de la femme de l'époque, les rivalités entre cantaores, la maladie, la mort, un long parcours où dominent la souffrance, la peine, la douleur.
María del Mar Moreno incarne une Antonia la Gamba lorquienne, se débattant entre la fatalité de sa condition et ses élans vitaux. Ses talents de comédienne rajoutent à sa danse une dimension tragique. Que ce soit dans les Seguiriyas la Farruca, los Tarantos ou la Soleá elle apparaît toujours inspirée, forte de son art dénudé qu'elle revendique pur et authentique et dans lequel elle excelle. Antonio Malena campe un Manuel Torre seigneurial. Sa voix puissante explore les recoins de l'âme avec cette élégance et cette sobriété qui le caractérisent. On lui découvre un jeu d' acteur émouvant dans les derniers instants du maître. Il est secondé par son frère aîné Manuel Malena et Antonio Peña El Tolo qui apportent les nuances nécessaires pour rendre compte de l'ampleur du génie.
L'intensité dramatique monte à chaque tableau depuis la première Seguiriya véritable déclaration d'amour de la danse au chant. On est frappé par le moment où Antonia doit abandonner sa carrière de danseuse pour suivre son mari tout en subissant ses infidélités. « La mujer en la casa, la puerta cerrá, las ventanas cerrás, las piernas cerrás » Federico n'aurait pas mieux dit. Les paravents se referment sur les femmes et Maria danse une partie de son Taranto en cage avant de se libérer et de se retrouver face à son homme sur les guitares brillantes de Santiago Moreno et de Antonio Malena hijo. Et María danse et Antonio chante, La Gamba, Manuel, elle pour lui, lui pour elle. Les émotions passent en rafale, chronique d'une fin proche. Puis ce n'est pas le glas qui sonne, c'est une simple campanilla, les paravents sont alignés nous sommes devant les caveaux du cimetière, le cortège funèbre est digne, menée par une María de los Dolores, la plaque humble ornée de fleurs est surmontée du chapeau, le jeu de lumière offre un arrêt sur image où se mêlent le recueillement et le salut de la troupe, dégoupillant le lyrisme et signifiant au spectateur que ses applaudissements doivent être dirigés vers le maître. La salle peine à revenir à la réalité avant de se répandre en un tonnerre de palmas a compas. Standing ovation.
Un projet ambitieux mais réussi, une œuvre au grand pouvoir évocateur mais qui sera difficile à exporter auprès d'un public non hispanophone. C'est du théâtre dansé et la part du texte est essentielle à la compréhension du propos, ne pas y accéder confine le spectateur dans une succession de danses donc il ne pourrait pas saisir le sens malgré l'ingéniosité de la mise en scène. Il faudra donc faire un effort pédagogique et inventer le sous-titrage flamenco pour les représentations à l'étranger. Que l'on espère nombreuses, claro !