Familias Gitanas, c'était LE spectacle à ne pas manquer au Festival Flamenco de Nîmes cette année. Absents de la programmation l'an dernier, il était juste que les flamencos français, en particulier ceux de la région marseillaise, reviennent sur le devant de la scène pour les 25 ans du festival, car ils n'ont rien à envier à leurs primos espagnols.
SMAC, lieu de création artistique pour les musiques actuelles, Paloma est plutôt excentré par rapport aux autres sites du festival. Il faut un bon quart d'heure de voiture, et affronter le mistral glacial en contournant le bâtiment pour atteindre l'entrée. Dans le hall, un panneau "Nous sommes tous Charlie" suspendu bien en évidence rappelle la triste réalité que le festival avait presque réussi à nous faire oublier.
Depuis son ouverture Paloma a accueilli dans le cadre du Festival Flamenco de Nîmes les concerts de Tomasito, Rocio Marquez, ou encore Mam'zelle Flamenca. D'autres concerts de flamenco sont parfois programmés dans l'année. Alors que l'an dernier pour El Canijo de Jerez la grande salle était à moitié pleine, quand nous arrivons presque tous les sièges sont occupés. Cela augure de la qualité de la soirée. Et le public qui est venu en connaissance de cause ne va pas être déçu.
Vous les connaissez tous car ces flamencos, issus de familles gitanes de la région de Marseille, sont devenus incontournables dans le mundillo flamenco français. Ils se produisent à Marseille, Toulouse, Rivesaltes, Mont-de-Marsan, Nîmes... et dans bien d'autres lieux. Et ce sont eux qui contribuent chaque année à Nîmes ou ailleurs à créer d'inoubliables juergas.
Leurs parents sont nés ou ont émigré à Oran, Mostaganem, Alger... ce sont tous des gitans pied-noirs, pour la plupart originaires d'Almeria, rapatriés par bateau de l'autre côté de la Méditerranée en 1962 lors de la décolonisation. Double-exil pour ces familles qui ont quitté Almeria lors des vagues successives d'immigration en Algérie au cours des 19ème et 20ème siècles. Pour des raisons économiques d'abord. La présence des gitans andalous sur le sol algérien remonte bien avant la guerre d'Espagne. C'est la crise agraire et la faiblesse de l'industrie minière qui amène les gitans d'Almeria à déserter leur région considérée comme la plus pauvre de la péninsule ibérique pour aller chercher de quoi se nourrir en Algérie et au Maroc. C'est la faim qui les conduit sur ce territoire africain que d'autres rejoindront avant puis après la guerre d'Espagne.
Leur flamenco a pour particularité d'avoir gardé une essence ancestrale, et c'est cela que le public apprécie. Ils ont grandi ensemble et ont su recréer de l'autre côté de la Méditerranée un microcosme leur permettant de conserver un flamenco authentique, dans la plus pure tradition. Certains ont posé leurs valises à Marseille, Port-de-Bouc, Martigues... d'autres sont remontés un peu plus haut, jusqu'à Lyon.
Les Cortes, Fernandez, Gomez, Santiago... ont fait vivre une soirée historique au public présent ce soir-là. Pepe Linares, coordinateur de la soirée, comme il l'avait été cinq ans plus tôt pour Tierra Flamenca, a concocté un programme très équilibré, sans longueurs, avec des entractes suffisamment courts pour ne pas perdre le fil, avec pour protagoniste principal le cante. Cette fois-ci chaque cantaor a pu s'exprimer librement sans être limité par les contraintes du baile.
Dans la famille Cortés je voudrais le cousin. Ah oui c'est vrai, en fait ils sont tous cousins, "primos" comme ils disent, alors on va avoir du mal à s'y retrouver. Celui-là s'appelle Antonio Cortés, il est guitariste, nîmois, et oncle du percusionniste Juanma Cortes, et l'accompagnement des fandangos n'a aucun secret pour lui. C'est Juan, le doyen de la famille, placé au centre de la scène, qui les chante, avant de laisser la place à son frère Cristo. Ca swingue sur scène entre les cantes... c'est qu'Antonio n'est pas tout seul à la guitare, il a à ses côtés une autre six-cordes, et pas des moindres, celle d'Anton Fernandez, toujours très à l'écoute de ceux qu'il accompagne. Un autre primo prend les commandes du chant, il s'appelle Jesus Cortes, Jesus de la Manuela, mais ses amis et sa famille le surnomment "Gigi". Enfin, le petit dernier de la famille, Emilio, se lance à son tour pour conclure cette ronda de fandangos, poursuit seul por siguiriya, puis laisse la place aux tientos-tangos camaroneros - Moraito como un lirio - de Jesus. Suivent des cantes de Levante interprétés por derecho par Cristo Cortes, auxquels répondent les belles falsetas d'Anton Fernandez. Une impressionnante solea qui fleure bon le sel de la Bahia est chantée par Juan Cortés, frère aîné de Cristo accompagné par Antonio Santiago, une vraie découverte. Peu connu du grand public car non professionnel, le cantaor qui a de l'arte à revendre est toutefois en passe de le devenir car il vient de sortir un disque intitulé "Matices Flamenco" où l'on retrouve sa fameuse solea de Cadiz. Pas de fin de fiesta, la conclusion de cette première partie de soirée se fait en choeur avec "Luz en los balcones" de Fernando Terremoto hijo. Trois quarts d'heure de récital rondement menés s'achèvent. Un excellent début de soirée.
Après l'entracte, place aux familles Gomez et Fernandez qui sortent le grand jeu. Ronda de tonas, alegrias, malagueña de Juan Gomez divinement accompagnée par Manuel Gomez, jeune guitariste bien connu de la famille des Bolecos, qui n'en finit pas de progresser. Juan Gomez et Tony Fernandez assis autour d'une table avec les guitaristes Pepe Fernandez et Manuel Gomez, et le percussionniste Juan-Louis Fernandez se lancent ensuite dans un savoureux mano à mano de cante. Juan Gomez, récent vainqueur du concours de cante por bulerias de la ville de Nîmes et très lié à Jerez, a un cante "antiguo" fortement inspiré de celui de Fernando de la Morena, notamment lorsqu'il interprète les solea por buleria et les bulerias ; il s'impose comme le leader naturel du groupe de par son expérience et la qualité de son cante, rendant aussi hommage à Almeria dans des tarantos. Tony Fernandez, très efficace dans les tangos et la solea por buleria, est une belle découverte. Le discret guitariste Pepe Fernandez de Valence, trop rare, fait preuve d'une belle dextérité. La fin de fiesta est à la hauteur du récital. Chacun des artistes ou presque se lance à tour de rôle dans une pata por buleria. Le sympathique percussionniste Kadu Gomez, déjà survolté dans l'accompagnement aux palmas se lance le premier, suivi par Manuel Gomez et Juan-Louis Fernandez.
On attendait avec impatience la famille Santiago. José Santiago "José de la Negreta" est un des cantaores les plus doués de la région. Son cante est marqué du style d'Utrera et de Lebrija, ce qui lui donne aussi ce cachet ancien. Accompagné par l'élégant Luis Gomez qui ne quitte pas son chapeau, avec une rapidité qui ne lui laisse peut-être pas assez d'espace pour développer son cante, le cantaor chante des fandangos de Huelva et son palo de prédilection, la buleria. Lorsque son frère Paco Santiago entre sur scène, chacun retient son souffle pour mieux écouter sa magistrale solea solidement accompagnée par José El Boleco. Paco et son frère José avaient à juste titre été repérés par Luis El Zambo il y a quatre ans lors d'une juerga géante à l'Atria. Une géniale version déjantée de "Yo soy gitano americano" par un tio de la famille, Pedro El Misto, conclut la 3ème et dernière partie.
La fin de fiesta réunit tous les artistes sur scène. Bulerias, patas pleines d'humour, et la relève qui arrive, le tout jeune fils de Manuel Gomez, Pepe, vient le rejoindre sur scène pour participer à la fin de fiesta.
Privés d'Atria cette année, il n'y avait pas meilleure façon de fêter les 25 ans du Festival Flamenco de Nîmes. Rendons aussi hommage aux épouses des artistes qui assurent l'intendance pendant que leurs hommes sont sur scène ou dans les juergas !