L'interview de la semaine 

 Rocio Molina, la perle rare 

 

Discrète et sensible, c'est avec beaucoup d'enthousiasme que Rocio m'accorde cette longue interview. Elle vient nous rejoindre à l'extérieur, loin du bruit. Elle finit son dessert tranquillement entre nos pauses techniques. J'avais déjà vu Rocio lors du dernier Festival de JEREZ 2007, elle avait fait l'unanimité du théâtre Villamarta, la salle exultait. Entière et spontanée, elle nous a livré ses impressions sur sa vie d'artiste, nous transportant dans son monde et nous laissant des milliers d'étoiles dans le coeur. Sa rencontre m'a bouleversée.


Rocio, tu es de Malaga, tu as commencé à trois ans, quel est ton tout premier souvenir ?

Je me souviens très bien que ma mère m'a emmenée à l'académie de mon village à l'âge de trois ans, je buvais de l'eau dans un biberon, et j'ai fait un cours d'étirements et de coordination, c'est comme cela que ça a commencé.

Combien as-tu de frères et soeurs ?

J'ai un frère aîné. Il m'a vue danser seulement quatre fois. Il était très fier la dernière fois car cela faisait huit ans qu'il ne m'avait pas vue et ce fut la même chose pour mon père, qui est cuisinier sur un bateau de pêche.

Comment te voit ta famille maintenant ?

Ma mère m'a suivie de 3 à 17 ans, elle m'a toujours accompagnée. Moi je vois que c'est ma façon de vivre et mon travail en même temps, mais ma famille me voit un peu comme la fille spéciale, ils voient ça d'un 'il extérieur. Pour ma mère c'est une chance d'avoir une fille qui se consacre à la danse car elle a été danseuse classique jusqu'à 19 ans à l'Opéra de Bruxelles, elle a dansé avec Noureev aussi.

Avec qui as-tu étudié le flamenco ?

Je n'ai pas eu un professeur en particulier. Tu sais j'ai étudié avec beaucoup de monde, j'ai étudié avec Rafi (ndlr : Rafaella Carrasco) quand j'étais plus jeune, avec des gens de Séville; j'ai appris le folkflore, l'école boléra, j'ai étudié avec plusieurs professeurs à Malaga et à Grenade, j'y ai suivi l'enseignement de Mariquilla, quelqu'un qui m'a transmis un peu plus de passion.

Ton parcours croise Antonio CANALES, Maria PAGES, que retires-tu de ces expériences?

Ce sont de bonnes et jolies expériences. Par exemple j'ai un souvenir tendre de Maria, car j'ai appris beaucoup de choses et surtout la convivialité au sein de la compagnie. Maria est une personne extrêmement intelligente, j'ai beaucoup appris d'elle.

En ce qui concerne Antonio, j'ai peu travaillé avec lui, mais ce que je retiens, c'est l'énergie qu'il transmet au groupe, on en ressort tous plus forts. .

C'est ce que tu veux faire avec la compagnie que tu es en train de monter et l'école que tu es en train de d'ouvrir à Madrid?

Ce qui me plaît le plus est de transmettre mon énergie au public et à mes musiciens afin que tout le monde en profite. Ca fait 6 ou 7 ans qu'on travaille ensemble, il y a un lien entre nous, on est unis par quelque chose, on ne sait pas bien quoi' Ils se sentent bien avec moi et moi c'est pareil. Avec eux je suis moi-même, car j'aime leur musique et la façon dont ils la créent. Je leur donne une liberté totale, ils font ce qu'ils veulent.


"Je cherche toujours


à atteindre mes limites" 


 


Tu parles souvent de liberté dans ta danse, libre de tes envies, en sincérité totale, que cherches-tu à dire à travers cette vérité ? Que t'apporte-t-elle ?

C'est comme cela que j'aimerais que le monde soit. Parce que je n'aime pas les gens faux, ni les mensonges, ni les imposteurs. Je déteste l'injustice et tout ce type de choses. Comme tout le monde je me sens impuissante, mais j'ai la grande chance de pouvoir monter sur scène et là il n'existe pas d'injustice. C'est çà ma liberté, ma vie, pouvoir exprimer ce que je veux. En réalité je deviens intouchable sur scène. Si le public aime ou non, c'est son choix, il peut se lever et partir, moi je fais ce dont j'ai envie.

L'artiste connaît l'ivresse des tournées, la magie des représentations, mais aussi la solitude à certains moments de sa vie, parfois liée au fait de dépendre du désir des autres. Des moments difficiles à gérer, dans l'attente d'un projet ou l'abandon après la tournée, car la famille s'est dispersée. T'en es-tu inspirée pour le spectacle « Almario » ?

Peut-être que je me trompe, mais je pense que la majorité des artistes sont très seuls. Grâce à Dieu, moi j'ai toujours un ange gardien, quelqu'un de spécial sur qui m'appuyer. Mais je crois que la personnalité de l'artiste a en réalité une certaine carence, l'artiste est très seul, il a besoin d'être aimé, d'être rassuré. C'est très facile d'accéder aux artistes car on leur dit des choses gentilles et c'est ce qu'ils recherchent. Je pense que nous sommes faibles en réalité.

La solitude, j'en ai besoin, ça me fait très mal, ça me déprime, ça me tourmente, ça me rend malade, mais j'ai besoin de toucher le fond pour pouvoir refaire surface. J'aime et je recherche beaucoup la solitude. J'ai besoin d'être seule, même si ça me fait souffrir.

Tu réfléchis beaucoup sur toi ?

Oui, je pense beaucoup quand je peux et j'en ai besoin.

Aimes-tu lire ?

Oui, j'adore. Ce que j'apprécie, ce sont les livres dans lesquels je peux apprendre. J'aime les livres consacrés aux sciences, les livres d'études, les biographies' J'aime les romans, mais plutôt pour le divertissement.

Aimerais-tu interpréter un personnage de roman ou réel comme Frida Khalo ?

Tout le monde aimerait interpréter Frida ! Nous les femmes, on peut facilement s'identifier à ce personnage si fort. Dans le flamenco, on en parle beaucoup. J'ai été dans sa maison, je l'ai vue, j'ai lu sa biographie. J'adore cette femme. Cependant, je ne pense à personne de particulier que j'aimerais interpréter. Avec le temps sûrement, oui. J'aime les contes, mais plus pour transmettre un message, une émotion. Dans mes spectacles, pour l'instant, je travaille plus sur l'émotion que sur une histoire concrète. J'aime transmettre un sentiment, une émotion, pas une histoire.


Quand tu voyages en tournée, que retiens-tu des pays que tu visites ?

J'adore ramener quelque chose de chaque pays. J'ai un endroit dans ma maison qui y est consacré. C'est garder une forme d'empreinte de chaque expérience. J'aimerais aller en Afrique, pas forcément pour danser mais pour découvrir le pays. J'aime beaucoup les pays nordiques en général. C'est étrange mais c'est l'endroit où je me sens le mieux. Je pars bientôt en vacances en Finlande.

As-tu deux adjectifs pour décrire ton tempérament ?

Prudente...et forte. Je suis forte, bien que je sois petite dans les moments critiques je peux être faible mais j'en ressors toujours plus forte !

"ALMARIO" : JEREZ 2007

Sur scène seule pendant plus d'une heure, au-delà de la prouesse chorégraphique et du challenge physique, comment vis-tu le temps sur scène mentalement et physiquement?

Je ne sais pas si c'est bien ou mal, mais je cherche toujours à atteindre mes limites et bien sûr cela requiert un effort physique bestial. Et parfois je ne me contrôle plus. Bon, maintenant c'est parce que je suis très jeune et j'ai beaucoup d'énergie, quand je serai plus âgée je freinerai un peu. Je m'investis totalement, je cherche toujours à atteindre les limites. Il y a des jours où j'y arrive et d'autres non. Par exemple hier (« Pasos Contados » à Mont de Marsan) j'ai réussi et au dernier tableau, je ne pouvais même plus marcher. Je ne m'arrêtais pas, c'est comme si j'étais ivre. A ce moment précis tu ne ressens pas la douleur, plus rien, c'est comme lorsque tu es ivre.

(A la fin du spectacle, Rocio est gravement tombée dans l'escalier à sa sortie de scène, un silence effrayant a saisi la salle de crainte qu'elle ne se soit fait très mal, mais heureusement ses techniciens s'étaient jetés sur elle pour tenter de la retenir, il y a eu plus de peur que de mal)

Comment est venue l'idée de ton costume tailleur en cuir fauve ?

Chaque chorégraphie est toujours liée à un costume, si je ne vois pas le costume, je suis incapable de chorégraphier et je ne peux pas le changer. Je ne sais pas pourquoi c'est si important, c'est une manie. C'est très important pour moi. Par exemple, dans le taranto, je voulais transmettre la force et une image forte, comme par exemple Fernanda Romero qui a rendu un hommage à Carmen Amaya avec son costume d'homme. Je voulais transmettre cette force. Aujourd'hui les filles s'habillent beaucoup en garçon, alors je me suis dis « Comment puis-je faire pour rendre cette image forte mais habillée en femme » ? Quel est le plus fort : le jean ou le cuir ? Le jean est joli, mais c'était un peu hors sujet. Le cuir dans ce cas était le plus fort, c'est tout. C'est pourquoi nous avons choisi ma petite veste habillée en femme avec mes bottes... C'est le costume qui me possède dans cette chorégraphie.

Dans le vestiaire, c'est le costume qui fait danser la danseuse. C'est une métaphore de la vie de l'artiste : à chaque rôle, une vie différente et donc le moyen pour l'artiste de vivre plusieurs vies. Sur scène tu vis donc plusieurs vies ?

Bon, c'est un peu compliqué tous les costumes du spectacle sont très importants. Dans ces tableaux, j'étais des personnes différentes, tout en étant moi-même. J'ai beaucoup changé de peau, de situations dans ma vie et là j'étais moi-même plus que jamais.

(puis parlant de son spectacle « Pasos contados » à Mont de Marsan) : Il y a une chorégraphie que j'ai créé il y a quatre ans, le zapateado est nouveau et le taranto est issu de mon dernier spectacle « Almario ». Ce sont des étapes très distinctes et aussi trois danses qui m'ont beaucoup marquée. Par exemple dans « Almario », je change de costume plus pour une raison spirituelle que pour le folklore. A la fin du spectacle, je termine quasiment nue, parce je veux transmettre la liberté d'expression de la peau. Il y a une énergie dans la peau qui fait que tu n'as pas besoin d'une peineta ni de rien d'autre. Après avoir utilisé le manton, la bata de cola, les castagnettes, les tchin tchin, après avoir utilisé tout ça, tu enlèves tout, tu es sans maquillage, laide, sans chaussures juste avec ta sueur et pourtant tu transmets la même chose.

Et puis j'ai mon costume préféré, celui qui est violet-rose et noir avec les motifs dorés. La lumière donne un effet de rouge à ce costume. C'est le costume de mon âme, celui que je préfère, celui qui me possède et m'enivre. C'est le costume le plus spécial de tous. Je le mets souvent, il y a des gens qui m'ont vue danser plusieurs fois avec. Ca fait des années que je l'ai, mais je ne peux m'en séparer. Beaucoup de gens me disent que c'est le costume qui me transforme. J ai acheté le tissu sur un coup de foudre total, j'ai pris le métrage qu'il restait, ma couturière a eu très peur car il n'y avait pas le métrage nécessaire habituel, la coupe de la robe s'est décidée par rapport au métrage et à la fin il ne restait plus que15 cm de tissu de quoi raccommoder une manche et c'est tout !



As-tu déjà d'autres projets en tête ?

Oui, mais en ce moment je ne souhaite pas trop y penser parce que j'ai deux spectacles qui sont des bons projets et je souhaite me consacrer à les montrer sur scène. J'ai un projet très intéressant pour la biennale de Malaga, parce que ce sera sur un site naturel, un lieu spécial, le Torcal (Ce spectacle aura lieu le 7 Septembre dans le cadre du Festival "Malaga en Flamenco"). Lorsque j'étais petite, j'y allais souvent me promener avec mon père et mon chien. Là-bas, nous allons faire un spectacle avec la lumière du soir, sans guitare, seulement avec des chanteurs et une espèce de cornemuse, qui ne se joue que dans un endroit de Malaga, par des galiciens qui sont venus à Malaga et sont restés ici. Nous serons entre les rochers, ce sera un joli projet.

Carlos SAURA a dit : « le flamenco n'a pas d'histoire, on ne sait pas comment cela a commencé » Peux-tu continuer cette phrase : « Erase una vez » (« Il était une fois »)

Un art dont on ne sait pas comment il a commencé ni comment il va se terminer !

Si le flamenco était un voyage, je pense à la phrase du philosophe chinois qui dit : « Le voyage de 1000 km commence avec un pas » Combien de pas as-tu fait jusqu'à aujourd'hui ?

Je pense à la moitié d'un quart moi je me contente de deux pas bien faits, sinon je tombe !


Je remercie Rocio pour sa gentillesse et cet entretien si particulier. J'ai cru voir passer un ange, le coeur épris, je suis sûre qu'il la suit encore...

Questions et réalisation : Muriel MAIRET
Traduction : Stéphanie BOULARD (questions), Murielle TIMSIT (interview)


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Flamenco-Culture.com - Le 06/07/2007
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