L'interview de la semaine 

Quelle est l'idée, le moteur qui te guide pour construire une chorégraphie ?

Il n'y a pas d'idée concrète. L’idée c’est de chercher quelque chose, sans savoir quoi, simplement chercher de nouveaux mouvements, des choses qui me plaisent réellement, même si ce n’est pas très traditionnel, où bien mélanger le traditionnel avec d’autres mouvements qui me viennent. C'est une recherche mais je n'ai pas de moteur ni d'idée précise de ce que je veux exprimer, non, simplement la musique et trouver une chose dans laquelle je me sens bien, rien de plus. Peut-être que plus tard, je chercherai quelque chose avec plus de sens, avec une idée disons plus théâtrale, un spectacle qui raconte une histoire depuis le début jusqu’à la fin. Mais pour l’instant je me concentre essentiellement sur la danse, et ne raconte rien, je raconte seulement qui je suis, avec le niveau que j’ai, rien de plus.

Peux-tu donner deux adjectifs pour décrire ton caractère ?

Rêveuse et inquiète. Je pense que ce sont les deux adjectifs qui me caractérisent. Mais c’est très relatif car on se définit souvent par rapport à l’image que nous renvoient les autres. Alors toi tu absorbes l'image que les autres voient de toi.

Es-tu perfectionniste ?

J'ai le sens du détail. J'aime tous les détails, la propreté, et oui, je cherche que les choses soient claires et définies. Mais si j'étais aussi perfectionniste que d'autres artistes, je crois que rien ne se ferait, car on cherche tellement qu'on ne se sent jamais prêt pour rien. Il faut dépasser cela car sinon on ne montre jamais rien. On ne montre pas non plus son évolution, car on a tellement honte qu'on ne se sent jamais prêt pour rien. C’est bien, mais je ne veux pas passer par là. J’en suis là, j’ai ce niveau. Voilà ce que j’ai, on m’appelle, et j’apporte ce que j’ai. Ce ne sera pas parfait mais c’est ce que j’ai. C’est comme ça que j’essaye de faire.

"J'ai le sens du détail" 




Quelle est ta définition du mot liberté ?

Pour moi le mot liberté c'est l'espace. Je ne sais pas, je l’identifie avec l’espace, la nature, l'air, comme un ciel ouvert, une mer ouverte, un bois...

Quelle pourcentage de doute y-a-t-il en toi, et à quoi ça ressemble ?

Au moins 80% ! s'exclame Leonor en riant. J'ai des doutes sur moi-même, sur ce que je fais, sur tout. Il y a beaucoup de questions qui apportent elles-mêmes les réponses avec le temps, et d’autres qui restent des doutes. Un grand pourcentage de moi-même est doute.

J’ai des doutes par exemple sur ce que je ressens. Qu’est-ce que je ressens, qu’est-ce que je pense, où est la vérité de ce que je fais, où est-ce sincère et où c’est plus mécanique, où je m’exprime comme je suis, et où je mets un masque, qui suis-je ? en définitive c’est ça la question : qui je suis réellement, et ça ne peut se définir.

C’est quelque chose de perpétuel, et petit à petit tu écartes ce que tu n’es pas, et tu commences à te trouver. C’est la question universelle : qui suis-je, que fais-je ici, quel est mon rôle, que puis-je apporter aux gens, au monde, au flamenco, si j’ai quelque chose à lui apporter...c’est la question quotidienne.

La vie des artistes a deux facettes : la vie sur scène et la vie privée. Les deux sont très liées. Penses-tu que cette façon de vivre fait partie d'un art de vivre ? Ressentir les choses avec plus d'intensité, savoir se protéger ?

Je ne sais pas...je n’ai pas de problèmes de paparazzi. Je réponds à Leonor en plaisantant "Maintenant si !". C’est un problème qui est super à la mode en Espagne, tu sais, les gens connus poursuivis par la presse du cœur... plaisante Leonor. Moi çrâce à Dieu je n’ai pas ce genre de problème. Dans d’autres types d’art, de profession, cette nécessité de protection est beaucoup plus forte, pour les chanteurs, les acteurs, mais dans le flamenco je n’ai pas ce problème. Ma vie personnelle je la partage avec les gens proches, les amis en qui j’ai confiance. Et sur scène je montre l’autre partie de moi.

C’est assez compliqué de séparer ma vie privée du flamenco. Je me lève, je donne des cours, je m’entraîne, j’arrive chez moi, je mange, je me repose un peu et le lendemain pareil. Alors ma vie privée c’est quoi ? préparer à manger et dormir. C’est difficile de faire la séparation, de plus c’est une chose qui te préoccupe continuellement, c’est une recherche, ce n’est pas un travail dans lequel tu termines à une heure précise et tu déconnectes.

J’essaye de déconnecter le samedi et le dimanche mais c’est souvent compliqué, car ton corps, même si tu ne veux pas, continue à chercher. Ca ne se produit pas par la nécessité de mettre tes chaussures de flamenco, mais ton corps cherche quelque chose dans l’air, veut bouger, sortir dans les champs, percevoir d’autres sensations, et cela va avec toi, c’est impossible de l’enlever. C’est facile d’enlever les chaussures, mais c’est plus dur d’enlever l’inquiétude que tu as vis-à-vis de toi et des autres, et de ton travail...c’est compliqué.

L'artiste connaît l'ivresse des tournées, la magie des représentations, mais aussi la solitude à certains moments de sa vie, parfois liée au fait de dépendre du désir des autres. Des moments difficiles à gérer, dans l'attente d'un projet ou l'abandon après la tournée. De quelle façon vis-tu la solitude ?

Il y a plusieurs types de solitude. C’est très commun pour un artiste de sentir la chaleur du public, les applaudissements, et ensuite d’être seul loin de son pays et marcher tout seul jusqu’à l’hôtel. Beaucoup d’artistes en souffrent.

Moi j’ai vécu cela assez tôt au Théâtre de la Maestranza à Séville. Je dansais là-bas au sein de l’Opéra. J’avais je petits rôles de danseuse (il y a peu de ballet dans l’Opéra). C’était ma première année à Séville, j’avais besoin d’un travail et je cherchais ce genre de choses. Je sentais la chaleur du public de la Maestranza, qui est un théâtre immense, avec ses bouquets de fleurs et tout... et le soir lorsque j’avais terminé je marchais le long de l’avenue, et traversais le pont de Triana pour aller jusqu’à chez moi. C’est à ce moment-là que j’ai vraiment ressenti ce contraste : être devant un large public qui t’applaudit, puis marcher toute seule jusqu’à chez toi avec un bouquet de fleurs. Et arriver chez toi où il n’y a personne, personne à qui raconter ce qu’il s’est passé. Alors oui, c’est un choc, mais l’important c’est ce que tu as vécu. Les gens qui viennent te voir te parlent durant un moment après le spectacle, mais rien de plus. Je pense qu’il faut accepter que personne n’est personne. Bien que dans ce travail on te regarde avec admiration, lorsque ça se termine, tu retournes à ta vie normale, et si ta vie normale c’est d’être seul à l’étranger, c’est la réalité. Mais je ne le vis pas comme quelque chose de négatif, ça ne m’inquiète pas.

Par ailleurs, le travail d’un artiste, qui est assez solitaire, celui de la recherche, est très intéressant. Ce n’est pas du tout ennuyeux, il y a beaucoup de doute, ça c’est sûr, peut-être que c’est plus facile de travailler avec un maestro qui va te guider. Souvent, lorsque tu te vois seule tu ne sais pas si ce que tu fais est bien ou mal, si ça va plaire ou non aux gens, tous ces types de doutes. Mais c’est la vie est ainsi pour tout le monde.

Les spectacles, les tournées, les entraînements... le corps montre des signes de fatigue. Sur scène quelle est ta relation avec ton corps ?

Par exemple, tourner à la suite d’un pays à un autre, surtout avec des horaires différents ça me dérange assez, car la nourriture change, l’heure change, je ne dors pas aussi bien d’un endroit à un autre. Alors s’il y a beaucoup de voyages suivis, avec beaucoup de représentations à la suite, effectivement je constate que je ne suis pas à 100%, j’ai de l’énergie mais je ne suis pas assez reposée, car mon corps ne fonctionne pas comme d’habitude.

Mais si c’est juste un voyage quelque part où je reste par exemple une semaine, et qu’ensuite je reviens, ce n’est pas un problème. J’essaye tout, j’aime découvrir la gastronomie des pays où je me trouve... Mais imagine, si aujourd’hui je suis ici et que demain je dois aller en Australie, et dans une semaine aux Etats-Unis, j’aurais une salle tête et je monterais sur scène à l’envers.



Serais-tu prête à travailler avec des artistes étrangers au flamenco, d'autres inspirations musicales, indiennes, arméniennes...?

J’adorerais ça. Par exemple, j’ai toujours eu une image de Paris, peut-être idéalisée, mais pour moi c’est l’image de l’art, de la peinture, de la bohème, de tout ça... j’ai toujours eu cette image dans mes souvenirs. Par ailleurs, il y a beaucoup de choses qui me plaisent : la mode, les vêtements, qui sont très originaux. Il y a beaucoup d’artistes différents...c’est si vaste, si riche, que j’adorerais travailler avec des danseurs contemporains, des musiciens de jazz, avec des personnes de la danse indienne, j’adorerais.

Tu suis le travail d'autres artistes qui n'appartiennent pas au monde du flamenco, comme Sylvie GUILLEM, Maurice BEJART, Mikhaïl BARYSHNIKOV, Marta GRAHAM?

Je les suis aussi un peu car je viens du ballet classique, et à cette époque de ma vie qui a duré 9-10 ans, je suivais déjà leur travail. Alors encore aujourd’hui, s’il y a un important spectacle de danse qui passe à Séville, j’y vais où j’essaye d’y aller. Il y aussi tout ce que je peux voir sur Internet des autres compagnies que je ne peux pas suivre en direct.

depuis Maurice Béjart nous a quittés

Tu connais l'Angleterre, la France, l'Allemagne, le Portugal... dans ta vie d'artiste tu as énormément voyagé. Quelles sensations t'ont laissé tes voyages à travers les cinq continents ? des différences culturelles, des sources d'inspiration...?

En réalité, je me rend compte que tout le monde, quelque soit la culture, a les mêmes inquiétudes, les mêmes problèmes, les mêmes besoins. Ca te fait voir le monde avec un peu de recul, et te rend plus tolérant, car tu te rends compte que tout le monde est comme toi, avec un autre aspect, un autre point de vue, et une autre culture, mais tout le monde a les mêmes préoccupations : le travail, l’amour, le développement personnel. Nous vivons tous la même chose.

Et en plus avec les voyages il se passe quelque chose de curieux : je dis toujours que les voyages allument en toi une nouvelle lumière que tu ne connaissais pas. Car lorsque tu te trouves dans un nouvel endroit, il se passe quelque chose qui soudain te réveille. Cette sensation que tu as appris quelque chose de nouveau. si tu restes toujours dans la même ville, le même pays, avec le même entourage, tu ne l’as pas. Tu apprends, mais en silence. Ce sont des expériences qui te marquent. Mes expériences les plus jolies viennent de mes voyages. Ca me permet aussi de mieux comprendre comment fonctionne le monde.

Comment ressens-tu le fait d'être espagnole aujourd'hui, à l'heure de l'Europe, comment le vois-tu ?

Je pense que la réalité de l’Espagne actuellement c’est d’être européenne, maintenant elle fait partie de L’Europe au même titre que les autres pays, elle se développe beaucoup. Je pense que c’est l’image que l’Espagne essaye de donner au reste du monde.

Pour moi ma terre est importante, d’où je viens et qui je suis, mais c’est aussi important de connaître d’autres lieux. Nous faisons tous partie de la même chose. La frontière est plus physique que réelle.

Tu as décidé de transmettre ton art en donnant des cours dans des écoles de Séville : l'école d'Isabel BAYON Flamencoados, l'école d'Andrés MARIN, le Museo de baile flamenco Cristina HOYOS, et au travers de stages en Angleterre, France, Allemagne. Que t'ont apporté ces expériences et tes élèves, qu'attends-tu d'eux ?

Donner des cours suppose de découvrir des choses que tu ne soupçonnait pas, de les comprendre. Et soudain quand tu as besoin d’expliquer quelque chose aux autres avec des paroles seulement, ça te fait réfléchir sur ce que tu fais, ça t’apprend beaucoup à définir ce que tu fais, car tu dois l’expliquer et faire en sorte que les gens le comprennent. Alors j’essaye de tout : je cherche des images, je fais des plaisanteries, des gestes si on ne comprend pas ma langue, et je pense que c’est un très bon moteur pour apprendre. En même temps c’est une fontaine d’où sortent beaucoup d’informations et où il en rentre aussi beaucoup car de chaque expérience tu apprends. [...]

Il y a aussi quelque chose dans l’enseignement qui me paraît très joli. J’essaye de donner tout ce que je sais, y compris ce que je ne sais pas que j'ai. Soudain il me vient une explication à laquelle je n'avais jamais pensé face à une personne, je l'explique d'une façon qui me surprend moi-même. C'est un moment très beau car je découvre quelque chose tout en enseignant. C'est un travail très humble, car tu espères toujours que l'élève fasse mieux que toi, c'est pour ça qu'on le fait, pour qu'un jour ils nous dépassent.

Quels sont tes conseils pour eux ?

Je pense toujours que le plus important, et je pense que ça fonctionne comme ça dans les autres arts, est de comprendre parfaitement le processus. Il y a un premier processus d'apprentissage durant lequel on imite le professeur, on répète mécaniquement ce que le professeur montre. Mais en même temps on peut travailler sur ce que l'on perçoit et ce que l'on ressent avec cette musique et ces mouvements. Et ça il faut le travailler en même temps que les pas eux-mêmes. C'est ce que j'essaye toujours de dire. Il faut se demander : qu'est-ce que je ressens avec ça, et comment l'exprimer aux autres. Je n'enseigne pas seulement un pas en avant, un pas en arrière, un à droite et un bras en l'air, je veux aussi que les gens se préoccupent de pratiquer et d'exprimer leurs émotions, c'est-à-dire se chercher eux-mêmes. C'est ce qui demande le plus de travail, mais c'est aussi le plus nécessaire.

Selon toi, quelles qualités devrait avoir un danseur en dehors des qualités techniques ?

Dans ces moments de connexion, on ne parle pas de technique, ni de cierre, de remate... on parle de connexion réelle avec le centre de cette personne, avec la musique, avec ce qui sort de ce corps. Il y en a pour qui cette connexion est plus facile que pour d'autres.

"Je suis rêveuse et inquiète" 



Carlos SAURA a dit : "Le flamenco n'a pas d'histoire, on ne sait pas comment ça a commencé". Peux-tu continuer cette phrase : "Il était une fois..."

Il était une fois une petite fille qui rêvait beaucoup, et qui voulait seulement danser pour raconter aux autres ce qu'elle avait en elle. Un jour elle rencontra une gitane qui lui montra comment elle dansait, et elle pensait qu'en dansant, pas comme la gitane, mais avec elle, elle pourrait trouver la façon de dire au monde ce qu'elle ressentait.

Si le flamenco était un voyage, en se basant sur phrase philosophique de LAO TSEU qui dit "Un voyage de mille kilomètres commence avec un pas", peux-tu me dire combien de pas tu as parcourus jusqu'à aujourd'hui?

Je pense que le premier pas que l'on fait c'est simplement naître, une fois que tu es venu au monde commence ton voyage. Mais en réalité, le pas je ne l'ai pas encore fait, car je suis ici et voilà. Le voyage commence quand tu naît et que tu choisis ton propre chemin. Monter sur scène n'est pas un pas, faire une pirouette n'est pas un pas, le pas ne se termine jamais je pense.

As-tu d'autres projets en tête ?

J'ai besoin de murir un peu tout ce que je veux dire, monter un spectacle pas seulement avec le baile, raconter des histoires, avoir un concept clair du début à la fin.

Un autre projet serait de vivre une saison à l'étranger, travailler avec d'autres artistes, et vivre l'expérience dans ce pays durant un moment, pas seulement y aller pour danser et revenir, mais rester dans l'ambiance artistique d'une autre ville et l'emporter avec moi. Je ne veux rien dire pour l'instant, mais j'adorerais que ce soit à Paris, je pense qu'il y a beaucoup de choses qui peuvent m'apporter ici. Dans d'autres endroits aussi, mais je m'identifie plus à la culture d'ici qu'à celle des Etats-Unis par exemple. Il y a des choses qui t'attirent plus que d'autres.


Questions : Muriel MAIRET
Montage audio : Muriel MAIRET
Traduction : Murielle TIMSIT

Remerciements à Leonor LEAL, et à Fanny qui nous a permis grâce à son hospitalité de réaliser cet entretien dans les meilleures conditions.


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flamenco-culture.com - 24 Novembre 2007
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