Interview 


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Juan Carmona, le sens du rythme

La première rencontre avec Juan Carmona avait eu lieu à Rousset dans le cadre du festival "Provence Terre de Cinéma", lors d'une journée consacrée aux gitans, "Provence, terre gitane". C'est à l'occasion de la sortie de son nouvel album "El sentido del aire" que le guitariste a accordé un nouvel entretien à Flamenco Culture, quelques jours avant son concert à l'Européen. Calme et posé, l'artiste est aussi agréable à écouter que la musique de son nouvel album très réussi.


Juan, ton nouvel album vient de sortir, combien de temps as-tu mis pour le produire ? où, comment, avec qui a-t-il été enregistré ?

La production d'un album se fait en deux phases : la composition et la réalisation. La phase de composition a duré pendant 2/3 ans. Le but de ce travail était un retour à la guitare, car mes derniers albums étaient plutôt autour de l'orchestration, plus autour d'un flamenco je dirais un peu plus évolué, et j'avais envie de réaliser un petit retour aux sources, à la guitare et un peu plus au flamenco. Donc je suis parti pour composer ces neuf pièces et ensuite il y a eu la réalisation. L'album a été réalisé avec Paquete, le producteur qui travaille avec moi. On a enregistré ça à Madrid, à Jerez, à Barcelone et puis on a fini à Marseille. Ça a été très long car j'ai eu pas mal d'invités alors à chaque fois il fallait aller les enregistrer où ils se trouvaient. Chano Dominguez au piano par exemple se trouvait à Barcelone, donc il a fallu que j'aille à Barcelone, Duquende c'était pareil. Ensuite il y a eu toute la phase des madrilènes, les percus, Piraña, La Montse (ndlr : Montsé Cortés), eux c'était plutôt à Madrid. Et après pour tout ce qui est la partie palmas, baile... c'était avec Joaquin Grilo et tous les gens de Jerez. Voilà un peu le chemin.

Pourquoi ce titre, "El sentido del aire" ?

"El sentido del aire" en fait, si on le traduit mot à mot ça veut dire "le sens de l'air", et moi j'ai voulu jouer un peu sur les mots, l'aire en flamenco c'est un peu l'équivalent de feeling pour les jazzmen, et c'était pour expliquer un peu ce vers quoi va le flamenco aujourd'hui. On dit d'un guitariste qu'il a de l'aire quand il joue beaucoup avec du rythme. Voilà, donc moi ce que j'ai voulu c'est jouer sur ces mots-là en expliquant que le flamenco effectivement aujourd'hui est très axé sur le rythme. En fait il y a eu plusieurs phases dans le flamenco, il y a eu la phase où il fallait faire une démonstration de technique pour montrer qu'on était un bon guitariste flamenco, puis il y a eu une période où il fallait montrer qu'on était ouvert harmoniquement, et en ce moment on est dans l'ère du rythme, le rythme est quelque chose de très apprécié aujourd'hui dans le flamenco.

Il me semble qu'au départ l'album devait s'appeler "Jandalo"...

Tout à fait. Au départ je voulais l'appeler "Jandalo" parce que jandalo en fait c'était le nom que donnaient les gens du nord de l'Espagne aux andalous. On les appelait "los jandalos". Je trouvais que c'était quelque chose d'un peu vu aussi, andalou, jandalo, ça tourne souvent autour de ça. Et c'est après que j'ai eu l'idée d' "El sentido del aire".

Dans le livret du disque, Alain Raemackers parle de l'exil de ta famille, affirmant que les exilés sont encore plus attachés à leurs racines que les autres, en réalité il s'agit d'un double-exil non, de l'Espagne à l'Algérie puis de l'Algérie à la France ?

Tout à fait. En fait au départ mes parents sont nés en Espagne, mon père venait de Malaga et ma mère est plutôt de la région de Jaen, mais effectivement il y a eu le passage par l'Algérie. Ils sont arrivés dans les années cinquante et ne sont pas restés très longtemps. Suite aux événements de 1962 ils sont repartis en France, et c'est là où je suis né, en 1963, donc effectivement il y a eu un double voyage.

Il y a beaucoup de gitans Pieds Noirs, mais on en parle peu...

Oui, il y en a énormément, les gitans du sud de la France sont tous des Pieds Noirs en fait. Il y a une famille que tu dois connaître, c'est celle de la Negra, la mère de Lole Montoya, en fait ce sont des gitans Pieds Noirs aussi. D'ailleurs à un moment donné ils vivaient à Béziers. Los Burrile ce sont des familles de Montpellier qui sont aussi Pieds Noirs. Ma famille à moi est de Port de Bouc, une ville près de Marseille, et ce sont tous des gitans Pieds Noirs effectivement. Beaucoup viennent d'Alger et Oran.

Après sinfonia flamenca tu reviens à un flamenco plus traditionnel dans cet album.

Voilà. En fait moi dans la vie je suis quelqu'un de très curieux, j'ai besoin d'aller voir ailleurs ce qu'il se passe pour m'enrichir, et avant la "Sinfonia Flamenca" j'avais fait justement "Orillas" qui est un album plutôt axé sur la rencontre avec le monde du Maghreb, et ensuite j'ai voulu aussi m'enrichir musicalement en allant voir ce qu'il se passe du côté des musiciens classiques. Voilà, c'était sans prétention, c'était simplement dans le but de s'enrichir je crois. On a tous besoin de ça. Moi j'ai 46 ans, je joue depuis l'âge de 8 ans, et je suis loin d'avoir fait le tour du flamenco, jamais on ne finit d'apprendre dans le flamenco. Mais j'ai eu la chance d'apprendre auprès des plus grands qu'il puisse y avoir dans le flamenco, aussi bien au niveau du baile que du cante et la guitare, car il ne faut pas oublier que j'ai passé une dizaine d'années à Jerez de la Frontera. J'allais tous les jours chez le frère de Manolo Sanlucar, Isidro, à Sanlucar de Barrameda. Ensuite à Jerez j'ai eu toute mon expérience avec des gens comme Agujetas, Terremoto, la famille de La Paquera. Pour moi la tradition flamenca je l'ai vécue pendant beaucoup d'années, je continue d'ailleurs. Simplement voilà, je suis quelqu'un qui vis avec mon époque, j'ai besoin d'aller voir aussi jouer un guitariste d'un autre univers, qui fait quelque chose qui m'intéresse, donc oui, je vais vers lui, et ce travail avec "Sinfonia Flamenca" c'était sans prétention, c'était simplement une envie de connaître cet univers. D'ailleurs le nouvel album de Tomatito ça va être comme ça, ce sera aussi un disque avec orchestre, donc apparemment ça a séduit d'autres guitaristes.

Le jazz est quand-même toujours présent...

Oui, le jazz est très présent car les jazzmen ont quelque chose qui m'intéresse beaucoup, l'improvisation. Ce sont des gens qui sont capables d'improviser, de tenir un discours musical sur une harmonie infinie. Et nous les flamenquistes on a le sens de l'improvisation autour du rythme, mais pas dans le sens harmonique. Ça c'est quelque chose qui m'intéresse beaucoup et c'est pour ça que je vais vers les musiciens de jazz aussi, pour avoir cette liberté de pouvoir improviser comme j'en ai envie.

Sur le disque tu as choisi une majorité de styles de compas, à part la minera, ce sont des palos dans lesquels tu t'exprimes le mieux ?

Oui, chez nous les gitans on aime bien le rythme, c'est vrai que c'est dans ce domaine là qu'on excelle le plus. Donc oui, je pense que c'est quand-même lié à ma culture, mais ce n'est pas pour autant que je n'aime pas jouer por minera ou d'autre palos, por granaina... C'est vrai que j'aime beaucoup jouer avec du rythme, c'est quelque chose que j'aime et c'est pour ça que dans ce disque j'ai tenu absolument à ce que des percussionnistes comme Piraña ou Tino di Geraldo soient présents, car ils peuvent m'apporter ce que moi je recherche.

Parmi les neuf titres de l'album, est-ce qu'il y en a un pour lequel tu as plus de tendresse ?

C'est difficile comme question, mais j'ai pris beaucoup de plaisir à jouer la buleria "La estrella que me guia", car c'est une buleria pour laquelle j'ai fait moi-même les deux guitares, et je ne me suis pas contenté de faire une petite guitare d'accompagnement, je suis allé chercher loin dans les harmonies, dans l'arrangement, c'était pour moi très important de composer une buleria où deux guitares pouvaient se répondre, avoir un discours complètement différent mais en étant ensemble.

Sur cet album, à part Tino di Geraldo, tu n'as travaillé qu'avec des artistes de flamenco espagnols, y-a-t-il une raison ?

Non, tu sais quand j'ai enregistré le disque "Borboreo" il y a une quinzaine d'années, à cette époque mon directeur artistique était Isidro Muñoz, le frère de Manolo Sanlucar, et c'est vrai que depuis cette époque je suis en contact avec tous ces musiciens, et ce sont devenus des copains. Donc c'est vrai qu'aujourd'hui c'est peut-être plus facile d'appeler Piraña, Grilo ou la Montse, Duquende ou n'importe quel artiste que des musiciens d'ici.

Qu'est-ce qui te plaît le plus, jouer ou composer ?

Ce qui me plaît le plus c'est composer et jouer devant ma cheminée, parce que là je n'ai pas de pression, je n'ai rien besoin de démontrer !

Mais c'est vrai que j'aime beaucoup composer, même si c'est pour moi assez difficle parce que je ne me contente pas de la première idée qui vient, je jette beaucoup de choses que je considère qui ne sont pas bien, et très souvent on me dit "Mais tu ne vas pas jeter ça quand-même, c'est intéressant". Je suis assez pointilleux, je vais chercher la petite note, alors ça me prend beaucoup de temps.

J'ai trouvé hier la réponse à la question suivante qui était "lis-tu la musique ?"

Non, malheureusement. Je dis ça par rapport à l'expérience que j'ai eue avec les orchestres. La "Sinfonia Flamenca" a tourné dans de nombreux pays à travers le monde, avec beaucoup d'orchestres, d'ailleurs on repart là avec l'Orchestre Symphonique de Norvège dans quelques jours, et c'est vrai que si j'avais eu quelques connaissances de solfège ça m'aurait fait gagner du temps parce que j'aurai pu l'écrire moi-même déjà, alors que là j'ai du faire appel à quelqu'un, ça a fait perdre beaucoup de temps. C'est un travail qui m'a pris beaucoup de temps, alors que si j'avais eu une connaissance théorique ça aurait été beaucoup plus rapide.

Quelle discipline t'impose ton instrument, combien d'heures de travail par jour ?

La guitare est un instrument qui ne pardonne pas. Et plus je prends de l'âge, plus je me rends compte que c'est vraiment très très difficile. Quand j'étais jeune je pouvais me permettre d'arrêter de jouer 2, 3, 4 jours, on ne voyait pas la différence. Aujourd'hui dès que j'arrête deux jours c'est catastrophique, ça se voit de suite, je n'ai plus la même facilité que j'avais avant. Donc je peux travailler, 5, 6, 7 heures par jour ça dépend.

Quelles sont les conséquences physiques, as-tu déjà eu des problèmes ?

Oui, j'ai eu quelques tendinites à un moment donné, c'est pour ça que j'ai un peu changé ma technique de guitare, avant j'avais une technique avec plus de pulsation, avec plus de force. Et depuis j'ai un peu relâché. Forcément à force de tirer sur les tendons ça use.

Tu as passé beaucoup de temps à Jerez, qui t'a le plus influencé dans ta musique ?

A Jerez il n'y a pas une personne en particulier, ce qui m'a influencé c'est l'aire de Jerez justement, c'est comment rythmiquement ils font tourner les choses, ça c'est très intéressant oui. Et je crois que ça a été toute la base de mon travail à Jerez. Il est évident que des gens comme Moraito restent gravés en moi, c'est pour ça que sur le disque "Entre dos barrios" il était avec moi justement, mais c'est surtout l'aire de Jerez qui m'intéressait, j'étais beaucoup en relation avec la famille de La Paquera, avec José Mendez, tous ces gens... et tous ces moments que j'ai passés avec eux ça m'a beaucoup apporté.

Et Paco de Lucia ?

Paco de Lucia c'est le tronc d'arbre, et après il y a toutes les branches. Paco a laissé une influence énorme sur tous les guitaristes. Le pourcentage qui correspond à la personnalité pour moi est beaucoup plus petit. Moi j'essaye d'amener ça sur mon terrain, avec toutes les influences que j'ai eues au niveau de la musique classique et orientale, avec le jazz ou avec d'autres musiques. Mais il est évident que mes premières écoutes ont été Paco de Lucia. Comme Vicente, comme Tomatito, ils ont tous écouté Paco de Lucia. Après chacun de nous essaye d'avoir sa propre personnalité, mais le tronc d'arbre il est évident que ça reste Paco de Lucia.

"On est dans l'ère du rythme" 


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Tu as un nouveau site internet où tu t'adresses directement au public, c'est important pour toi de communiquer avec ceux qui te suivent ?

Oui car le flamenco reste un monde très fermé. C'est une philosophie, c'est une façon d'être. C'est un monde où ça manque souvent de simplicité, j'ai envie de dire de chaleur. Et moi je n'ai pas envie de rentrer dans ces choses là, moi ce qui m'intéresse dans la vie c'est la simplicité. Un artiste pour moi c'est une personne comme une autre, si ce n'est qu'elle a des prédispositions dans un domaine précis, mais à part ça le mode de fonctionnement reste exactement le même, et ça très souvent les artistes l'oublient et c'est dommage je trouve.

Tu vas développer une section pédagogique sur ton site, avec des videos, il y a déjà des fichiers midi qui donnent des clés pour apprendre, peux-tu me parler de ce projet ?

Il ne faut pas oublier que moi j'ai commencé le flamenco en France et quand j'étais jeune je me suis aperçu que pour quelqu'un qui veut faire du flamenco c'est le parcours du combattant. Il ne sait pas qui il va voir, si c'est bien, si c'est pas bien, quelles sont les références de la personne qu'il va voir... Comme c'est une musique de tradition orale il n'y a pas de diplôme donc voilà, n'importe qui aujourd'hui peut enseigner. Tu prends un danseuse, elle part à Madrid prendre des cours avec telle ou telle personne et elle revient elle monte une école et ça y est c'est une prof. Donc voilà, quand j'étais jeune j'ai un peu souffert de tout ça et j'attache de l'importance à essayer de perpétuer cette tradition à mon niveau à moi, alors quand je peux j'essaye de divulguer un peu le flamenco. Je le fais comme ça, le but c'est que tout musicien qui cherche une falseta précise de tel ou tel album puisse la trouver détaillée dans un fichier vidéo.

Ton fils va-t-il reprendre le flambeau ?

Moi je crois plus aux choses naturelles, c'est-à-dire que quand j'ai joué de la guitare c'est parce que j'ai été attiré par la guitare, on ne me l'a pas mise dans les bras. Après il y a une autre méthode qui consiste à mettre la guitare dans les bras pour provoquer cette passion. Moi je crois plus en l'autre. Mais ça ne veut pas dire pour autant que provoquer ça ne marche pas. Donc tout ça pour dire qu'à ce jour mon fils Antonio n'est pas vraiment pris par le flamenco, il est plus porté sur le théâtre. Mais il est évident que depuis qu'il est dans le ventre de sa mère il a entendu du flamenco, peut-être qu'un jour ça ressortira, forcément.

Chaque été tu organises un festival à Châteauvallon...

Ça aussi c'est important pour moi. Il y a quelques festivals de flamenco en France, on les connaît, mais je trouvais que dans le sud du côté de Marseille il n'y avait pas vraiment quelque chose, et un jour j'ai présenté la "Sinfonia Flamenca" à Châteauvallon, un lieu magnifique, et je me suis souvenu qu'il y a plus de 25 ans il y avait un festival de flamenco à Châteauvallon. A partir de là le directeur est venu me voir et m'a dit "Si tu as des idées je mets le lieu à ta disposition", et de suite j'ai pensé au festival. Et maintenant ça fait trois ans ou quatre ans qu'il existe, on a accueilli des super musiciens, des potes comme Canales, Grilo, Belen Maya... plein de monde. Cette année il y aura Antonio El Pipa, Isabel Bayon aussi. Ca se passe super bien et on est très contents.

Comment se passe la tournée ? Quel programme prévois-tu pour ton concert à l'Européen ?

Très très bien. Pour moi le travail du disque c'est avant tout pour pouvoir faire de la scène. C'est vrai que la scène m'intéresse énormément parce qu'il y a cette notion de risque aussi. Je suis très content de retrouver mes musiciens et de pouvoir partir sur les routes. Là on part en Norvège, ensuite on part en Russie, ensuite je suis à Paris le 20, après je vais en Italie, à Monaco...

Je vais faire un mix comme d'habitude, je vais intégrer 5 ou 6 morceaux de mon nouvel album et je vais jouer des anciens aussi. Sur scène je serai accompagné de Rafael de Utrera au cante, Rafael del Carmen au baile, Patricio Domingo à la flûte, El Bandolero aux percussions, de mon frère Paco Carmona à la guitare, et Didier del Aguila à la basse.

Remerciements à Julie Barlatier


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flamenco-culture.com - Murielle Timsit - 01 avril 2010