Interview 

Fran Espinosa, sincère et buena persona

 

En 2006 déjà Fran Espinosa avait attiré notre attention. A l'époque son interview avait d'ailleurs été préparée, puis reportée. Et finalement, quatre années ont passé, avant de se retrouver enfin, ce lundi de Pâques, dans un café non loin du lieu du stage de bulerias dispensé par le danseur. Depuis le bailaor en a parcouru du chemin. Lauréat du prestigieux Concurso de Arte Flamenco de Cordoue en 2007 (prix Carmen Amaya), le bailaor a ensuite dansé au Festival de Jerez, au Corral de la Moreria à Madrid, à La Noche Blanca du Flamenco, au Festival Andalou de Le Thor... Le talentueux bailaor est en plus doté d'une extraordinaire personnalité qui fait le bonheur des stagiaires parisiens et luxembourgeois qui suivent fidèlement son enseignement depuis des années.


Fran, comment as-tu découvert le flamenco ?

Autour d'un feu. J'avais quatre ans et j'étais à la maison lors de la noche buena (réveillon de Noël). J'ai entendu des gens qui faisaient du bruit. J'entendais des palmas, des jaleos, tout celà, alors je suis sorti de la maison. Il y avait une famille de gitans qui était autour d'un feu pour célébrer la noche buena. Ils dansaient et chantaient por tangos, por bulerias. C'était des voisins à nous alors je les ai rejoins et me suis mis à danser et à chanter avec eux. C'est à ce moment-là que j'ai découvert le flamenco.

Ensuite tu t'es formé avec des maestros, essentiellement avec Marilo Regidor à Cordoue, que t'a-t-elle transmis de particulier ?

Elle m'a donné toute la base que j'ai aujourd'hui, la base de tous les bailes, la connaissance de tous les palos du flamenco, aussi bien ceux qui se dansent que ceux qui s'écoutent, car c'est une grande aficionada au flamenco dans sa totalité. Elle m'a aussi transmis la capacité d'improvisation. Quand il restait dix minutes, elle me faisait improviser un baile de dix minutes por siguiriya, por solea... alors que maintenant improviser un baile de cette façon me ferait plus peur.

Tu as donc commencé à danser très tôt. Quand as-tu arrêté les études ?

J'ai arrêté les études après avoir terminé l'Institut. J'ai décidé de passer mon temps à danser et à créer mes propres chorégraphies. J'avais donc besoin d'être à plein temps dessus. Mais je pense quand-même pouvoir étudier un jour quelque chose... Chez moi on dit : "nunca es tarde si la dicha es buena", alors on verra ce que l'avenir réserve !

Tu as aussi étudié la danse espagnole, qu'est-ce que ça t'a apporté, la discipline, la netteté des mouvements ? En quoi cela t'a-t-il aidé dans le flamenco ?

Le placement, le placement est très important. Le placement des bras, beaucoup de choses... Tout ce qui concerne l'occupation de l'espace sur scène et le rapport au corps vient de là, de la danse espagnole. Le maintien du corps, c'est ce que j'ai essayé de conserver de cela.

Penses-tu que c'est quelque chose qui manque aux flamencos ?

Cela dépend. Ce n'est pas forcément nécessaire mais c'est vrai que ça complète ta connaissance de la danse. Mais ce n'est pas obligatoire car il y a des gens qui n'ont pas fait ce type d'étude et qui dansent très bien le flamenco. Je pense qu'il y a de tout. Cela complète et est utile, et si c'est possible il faut le faire.

Quelle est ta définition du flamenco ?

C'est très difficile de dire ce qu'est le flamenco. Les uns disent que c'est une façon de vivre...je n'ai pas de mots pour le définir en réalité. Quand j'aurai 80 ans je te le dirai.

Y-a-il un palo qui te plaît plus que les autres ?

La buleria. C'est un virus qui te rentre dans le corps et n'en sort plus.

Tu as une grande connaissance du cante, en quoi cela t'aide dans ton baile ?

C'est obligatoire de connaître le cante, sinon comment peux-tu arriver à danser et à créer les choses... tes propres pas... En réalité un danseur doit être un cantaor frustré, totalement. Il faut connaître le cante, et en plus ça me plaît beaucoup. Personnellement j'aime énormément le cante.

Aurais-tu aimé être cantaor ?

Oui, complètement. Si j'avais eu les capacités vocales j'aurais été cantaor, sûrement.
ndlr : durant ses stages et lors des fin de fiesta de ses spectacles Fran se met souvent à chanter, avec beaucoup de talent.

Tu es très créatif, où vas-tu chercher l'inspiration ?

Oh, dans beaucoup d'endroits. Tant dans le baile flamenco chez les autres artistes que dans d'autres musiques, d'autres danses, d'autres types de mouvements, et surtout en ce moment je me rends compte que dans la peinture je vois des mouvements. Je vois le mouvement des pinceaux et ça me donne des idées pour réaliser des choses. J'adore la peinture. J'aime tout bien sûr, mais j'aime beaucoup El Greco.

Tu recherches le baile ancien quand tu danses, quelles sont tes références parmi les anciens danseurs ?

Tout ce qui est ancien est très bien. Il faut tout regarder : chaque détail, chaque regard, chaque mouvement, il faut faire attention à tout. Je peux t'en citer plusieurs : Antonio, Carmen Amaya, Enrique El Cojo, Manuela Vargas, tous les anciens. Je ne veux pas non plus donner d'autres noms car ce sont tous des réferences, il faut les voir, de chacun d'eux il y a quelque chose à prendre.

On dit aussi que tu as quelque chose de Farruco non ?

C'est ce qu'on dit. Mais je pense que c'est le physique. Evidemment j'ai vu Farruco, mais vu mon âge je n'ai pas eu la chance de le connaître. Mais ce n'est pas en lui que je me regarde et je ne prétends pas lui ressembler non plus.

Deux adjectifs pour te définir ?

Sincère et bonne personne.

Tu es aussi une personne très humble, penses-tu que c'est quelque chose qui manque aux flamencos ?

Je pense que l'humilité doit être quelque chose de naturel, et sinon je crois qu'il faut faire très attention et essayer d'en avoir. Il y a des flamencos qui sont peu humbles mais d'autres qui le sont. Je pense que ça va avec la personne, il n'y a pas besoin d'être ou non flamenco. Etre humble ça va avec la personne, et il faut l'être, toujours. Si tu n'as pas d'humilité comment vas-tu y arriver...

Que t'évoque le mot liberté ?

La grandeur, avancer, le futur... je ne sais pas comment l'exprimer.

Joaquin Grilo a fait un spectacle qui parle de la manipulation des artistes par le pouvoir et où il revendique une certaine liberté. Il me semble que toi aussi tu es atypique dans le sens où tu es plutôt indépendant, c'est difficile d'être indépendant dans ce monde, de ne pas se conformer à la norme ?

C'est très difficile bien sûr car il y a beaucoup d'artistes et peu de lieux où se produire. Nous sommes arrivés à un moment où il y a un monopole de l'art, où ce sont toujours les mêmes qui dansent et si tu ne te trouves pas à l'endroit où sont les autres ils ne pensent pas à toi, c'est normal. Alors il faut ouvrir d'autres voies pour se produire.

Etre seul est toujours difficile, ça renvoie au mot "soledad" (solitude), mais je pense que c'est une forme de liberté aussi, un moyen de faire ce que te dicte ton coeur.

Que penses-tu de la place du flamenco à Cordoue ?

Je pense qu'il a une bonne place, surtout avec le Concurso Nacional. Maintenant il y a La Noche Blanca del Flamenco, nous avons des grands festivals. Mais je crois que Cordoue est destinée à avoir ce qu'elle a et elle continuera avec ce qu'elle a, car ils ne prennent pas soin du flamenco comme ils le devraient.

Penses-tu qu'il faudrait aller vivre à Madrid ou Séville pour développer ta carrière, que c'est un passage obligé ?

Dans mon cas je n'ai jamais vécu à Séville ni à Madrid. Ce que j'ai fait jusqu'à présent je l'ai fait sans passer par ces deux endroits. Evidemment, jamais je n'ai été programmé à Séville. A Madrid j'ai dansé durant un mois entier au Corral de la Moreria et dans des festivals indépendants aussi, mais à Séville jamais. Peut-être que je devrais aller vivre à Séville pour me faire connaître dans d'autres endroits, mais je crois que je ne le ferai pas, je suis bien comme je suis.

Tu voyages beaucoup, que t'ont enseigné les voyages ?

Je voyage seul depuis l'âge de 17 ans. Alors, que tu le veuilles ou non, ça te fait voir le monde d'une autre manière, connaître des gens, et ça t'apporte une culture surtout, une culture différente. Tu sors du panier d'oeufs dans lequel tu étais, en Espagne, et que tu le veuilles ou non ça te fait mûrir, beaucoup.

Penses-tu que le fait que ta compagne Astrid soit française t'a amené à t'ouvrir plus ou bien c'est ta propre personnalité qui est ainsi ?

Je pense que oui. Avant de la connaître j'étais différent, je ne savais pas ce qu'il y avait de l'autre côté de la frontière. J'étais déjà allé un peu à l'étranger, mais c'est sûr qu'elle m'a énormément apporté.

En quoi Astrid t'a-t-elle aidé dans ta carrière ?

Elle m'a énormément aidé. Elle a parié sur moi. Elle m'a connu à Cordoue avant d'être ensemble et m'a dit que je devais absolument donner des cours, d'après ce qu'elle voyait en moi. Alors elle m'a soutenu, a commencé à organiser des stages ici, et avec ces stages j'ai poursuivi ma carrière en parallèle. Et à partir de là est venu tout ce qui est venu : les prix, le fait d'être connu. C'est elle qui a parié sur moi, pas Cordoue.

Quel est ton meilleur souvenir jusqu'à présent ?

C'est le premier regard que m'a lancé mon fils. Quand il est né sa mère était très fatiguée, et il devait tout de suite avoir de la chaleur humaine. Alors comme sa mère était épuisée, on m'a dit que je devais enlever ma chemise et le prendre contre moi, j'ai donc fait le travail de sa mère. A ce moment là je l'ai vu sourire pour la première fois. C'est le meilleur souvenir que j'ai en mémoire jusqu'à aujourd'hui.

D'un point de vue professionnel, c'est le moment où mon travail a été reconnu à Cordoue par exemple, au Concurso Nacional. C'est un moment vraiment très joli car on lutte beaucoup pour ça. Et ça reste toujours gravé, surtout dans la rétine de l'oeil qui garde cette image comme si c'était un flash.

Avec qui aimerais-tu travailler ?

Avec beaucoup de monde. Par exemple j'ai déjà travaillé avec El Pele et j'aimerais travailler de nouveau avec lui. Je suis ouvert à tout. J'ai travaillé avec Paco Peña et j'adorerais retravailler avec lui aussi. Et avec d'autres artistes que je ne connais pas personnellement mais s'il y a une opportunité de travailler avec eux je serais très content. Je n'ai pas l'ambition de dire "Ah si je pouvais travailler avec Paco de Lucia", évidemment nous voulons tous travailler avec le grand maestro, mais tous les artistes peuvent t'apporter quelque chose et toi apporter quelque chose aux autres.

Ca fait plusieurs années que tu viens ici en France pour donner des stages et les élèves sortent toujours enchantés de la classe, quel est le secret ?

Ah, le secret je ne peux te le dire hija mia. Je suis moi. Dans les cours quand les élèves viennent ils n'apprennent pas seulement des pas mais le flamenco. Ce que je comprends du flamenco j'essaie de le transmettre. Et je ne sais pas si c'est ça qui les fait sortir enchantés de la classe. Je ne sais pas, je pense qu'il faut demander aux autres élèves ce qu'elles ressentent. Parce que je fais mon travail avec le coeur, je crois que c'est ça.

A mon avis c'est aussi car tu les fais danser et se libérer...

C'est que, quand j'enseigne le flamenco, je donne des choses que je n'ai pas eues avant. A l'école de Marilo Regidor on faisait les bailes et on s'entraînait beaucoup mais peut-être que nous ne profitions pas vraiment. Il y avait des gens à qui ça plaisait et à d'autres non. Alors moi j'essaye de transmettre qu'il faut prendre du plaisir à apprendre le flamenco, sinon ça ne sert à rien. Car si nous voulons apprendre c'est parce que ça nous plaît. On ne peut pas prétendre monter sur scène en deux jours, c'est une satisfaction personnelle, et on verra bien ce qui arrive ensuite.

"Il faut prendre du plaisir
à apprendre le flamenco,
sinon ça ne sert à rien" 

Aimerais-tu ouvrir une école lorsque tu auras réalisé ta carrière ?

Je pense que oui. J'essaierai jusqu'à un certain moment de continuer à danser et à transmettre ce que je ressens pour le baile sur scène. Et si à un moment donné je dois arrêter de danser je monterai une école ouverte à tous ceux qui le souhaitent.

Si tu devais donner un conseil à quelqu'un qui veut arriver à danser, même non professionnellement, quel serait-il ?

Je lui conseillerais d'apprendre l'ensemble du flamenco, pas seulement des pas de baile flamenco, qu'il comprenne ce qu'est le flamenco. Je lui poserais la question "Pourquoi veux-tu danser ?". Il faut se demander à soi-même pourquoi on danse.

Au début du mois de mai tu vas au Festival de Esch au Luxembourg pour présenter un spectacle pour enfants, peux-tu me parler de ce projet ?

C'est un spectacle est destiné aux jeunes de 10/12 ans, mais qui en réalité sera ouvert à tous les publics, aux personnes plus âgées qui sont à la retraite aussi. Le spectacle s'intitule "Introduccion a las artes del flamenco". Il va consister à éduquer ces gens qui ne connaissent pas le flamenco, ou qui croient que le flamenco ce sont les volants et les peinetas et les "Olé flamenco torero", ça il faut l'enlever des esprits. Nous allons présenter quatre aspects du flamenco : le baile, le toque, le cante et le compas. Chacun des artistes qui vient va faire et expliquer sa discipline. Ensuite nous essaierons de faire participer le public avec nous, de leur faire faire un peu de compas por tangos... Et que de tout ça ressorte une idée du flamenco différente de celle qu'il y a dans les esprits.

Je serai accompagné par Paco Arriaga à la guitare, Eva de Dios au cante, et Cédric Diot aux palmas et au cajon.

Cela fait plusieurs années que tu vas au Luxembourg, comment est née la relation avec eux ?

En fait c'est lorsque j'ai fait un stage ici à Paris. Une personne qui s'occupe de l'association Triana au Luxembourg venait prendre des cours avec Carmen Alvarez et Conchi, la cantaora, lui a dit "tu dois aller voir ce garçon, il va te plaire". Et effectivement elle est venue voir le stage et a décidé d'organiser des stages avec moi au Luxembourg. C'est de là qu'est née la relation. Ensuite d'autres associations du Luxembourg m'ont vu et ont décidé de faire appel à moi pour le Festival de Esch la première fois en 2008 et de nouveau cette année.

Quels sont tes autres projets ?

Je danse à Cordoue le 22 avril pour la soirée de cloture de la Ruta de las Tabernas, et ensuite je participe à un festival à la Plaza de la Correderra à Cordoue pour la Peña Rincon del Cante le 14 mai. Il y aura à l'affiche David Palomar, Carmen Linares, Enrique de Melchor, Churumbaque Hijo et nous.

Si tu n'avais pas été bailaor, à quoi aurais-tu aimé te dédier ?

J'aurais été assistant social ou bien j'aurais travaillé pour une organisation comme Intermon Oxfam ou Greenpeace !

As-tu un rêve ?

Continuer à être artiste de flamenco, toujours, que je ne perde jamais l'étincelle du flamenco, mais je crois que je ne la perdrai jamais car je l'aime énormément. Mon rêve est de continuer à être dans le flamenco, toujours.

Remerciements à Fran Espinosa et Astrid Tuxenbang


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flamenco-culture.com - Murielle Timsit - 05 avril 2010