Interview 


©Murielle Timsit

Curro Piñana, héritier du cante minero

 

Il y a presque trois ans, le Festival de l'Imaginaire recevait Curro Piñana et son frère Carlos pour un inoubliable et poignant récital à la Maison des Cultures du Monde. C'est à l'occasion de son retour cette année au Hogar de Los Españoles à La Plaine Saint-Denis dans le cadre du festival "Villes des Musiques du Monde" que l'occasion nous est donnée de faire plus ample connaissance avec ce chanteur qui porte un lourd héritage sur ses épaules.


Curro, tu viens d'une famille flamenca, quel est ton premier souvenir du flamenco ?

Je viens comme tu dis d'une famille flamenca, et mon premier souvenir était d'écouter mon grand-père chanter à la maison. Mon grand-père est considéré comme le patriarche du cante minero, mon père joue de la guitare, et deux de mes frères, Carlos et Pepe, sont guitaristes. J'ai donc des souvenirs depuis mon enfance, depuis 7/8 ans.

Que t'a apporté ta famille ?

Ma famille ma transmis tout un héritage musical et le folklore propre aux cantes mineros qui sont des chants très importants du flamenco en Espagne.

Tu joues aussi de la guitare, non ?

Oui, je dis toujours que je suis un guitariste frustré. Ma vraie joie est de jouer de la guitare. Je chante "pour chanter" mais en réalité j'aime beaucoup jouer de la guitare. Je l'utilise pour donner mes cours au conservatoire, et je considère que le cante n'aurait pas évolué de la façon dont il a évolué sans la guitare.

Qu'est-ce que ça t'apporte d'avoir un frère tocaor ?

C'est une chose importante car nous formons toujours un binôme, il y a un dialogue entre le chant et la guitare. Vivre dans la même maison nous a permis de réaliser notre apprentissage ensemble, ça nous a permis d'avancer et de grandir ensemble au sein du flamenco, lui avec la guitare et moi avec le cante. Nous travaillons quasiment toujours ensemble donc on se comprend presque parfaitement quand nous travaillons à deux.

As-tu un palo favori dans le flamenco ?

Non, je me considère comme un amant du flamenco, un passionné de tous les palos du flamenco. Logiquement, je suis né dans une famille où l'on interprète en majorité les chants des mines. Ce sont des chants très durs, qui n'ont pas de compas comme peut avoir la buleria, mais ce sont des chants avec un son profond, les cantes de las minas sont des chants très durs. Mais je considère que la beauté du flamenco c'est avoir la capacité de tout chanter et de s'identifier aux différents états d'esprit qui correspondent aux chants, que ce soit une siguiriya, une solea ou une buleria.

Que peux-tu dire à propos de Chano Lobato ?

Ay, mon maestro... répond Curro avec une pointe de tristesse dans la voix. Chano a été mon maestro, j'ai eu le plaisir, la fierté, la chance de l'avoir rencontré à plusieurs concerts et j'ai eu le privilège d'être son élève. J'ai fait de longs séjours à Séville pour apprendre les secrets du cante, par exemple le cante por buleria de Cadiz ou por alegria de Cadiz... Mais pas seulement ces chants, Chano était un grand cantaor, un cantaor complet, avec une sensibilité peu commune, un cantaor avec tout un héritage, un savoir-être dans le flamenco que l'on ne retrouve plus aujourd'hui.

A quels autres cantaores t'identifies-tu ?

A Chano bien sûr, à mon grand-père Antonio Piñana Padre, à Antonio Mairena, le mairenismo est une encyclopédie de laquelle tout jeune devrait apprendre les différentes formes, les différents canons. Il y a aussi La Niña de Los Peines, Tomas Pavon... Parmi les chanteurs non gitans il y a également Pepe Marchena ou Manuel Vallejo...Ou encore d'autres génies comme Manolo Caracol. En réalité je pense que le flamenco est un art vivant, un art en constante évolution, qui a permis que ses auteurs et interprètes y impriment leur griffe, pour que le sac où sont stockés tous les chants grossisse chaque jour davantage. Donc moi j'ai appris de tous. Dans le flamenco il faut être un peu comme une éponge et engranger tout ce que l'on peut.

Tu es l'un des héritiers des chants des mines, ton grand-père Antonio Piñana a reçu l'enseignement d'Antonio Grau "Rojo El Alpargatero hijo"...

La principale ligne stylistique est celle de "Rojo El Alpargatero". C'est sont fils Antonio Grau Daucet qui a tranmis à mon grand-père en 1952 tout son répertoire de cantes. Il a reçu toute cette tradition musicale des cantes mineros, de laquelle je me sens dépositaire, héritier. C'est une énorme responsabilité car on t'examine toujours à la loupe. Piñana est synonyme de cante minero.

"Piñana est synonyme
de cante minero" 


©Murielle Timsit

Comment décrirais-tu les chants des mines ?

Les chants des mines, concrètement forment un ensemble de chants, un répertoire. Ce sont des chants qui n'ont pas une métrique fixe, ils n'ont pas de compas. Ce sont des cantes très difficiles à interpréter car il y a une ligne mélodique très compliquée où la maîtrise de la respiration est cruciale pour leur juste interprétation. Il existe un grand éventail de chants, par exemple la cartagenera, qui est le fandango propre à Carthagène, c'est un chant où la respiration est fondamentale. Il existe cinq variantes : la cartagenera del Rojo, la cartagenera de Chacon, la cartagenera de La Trini... Ensuite nous avons par exemple la levantica où il y a deux versions, celle du Cojo de Malaga et de Rojo El Alpargatero. Il y a la taranta où là aussi il existe cinq variantes fondamentales : la taranta de Cartagena, la taranta de Linares, la taranta de La Gabriela... Ensuite il y a par exemple la tarantilla minera où il existe cinq variantes aussi : la tarantilla minera de La Union, La tarantilla de Rojo El Alpargatero Padre et celle del Rojo Hijo, la tarantilla de Pedro "El Morato", la tarantilla del "Pajarito". Le taranto par exemple. Puis nous avons le fandango minero, la sanantonera, la murciana : il y a la murciana de Manuel Vallejo, la murciana de Chacon, la murciana d'El Rojo. Il y a encore la malagueña cartagenera... Il y a un grand éventail de cantes mineros.

Lorsque tu es venu chanter à Paris tu avais aussi choisi des saetas ?

Oui, c'est un des répertoires qui m'impressionne le plus étant donné que sont les premiers chants que j'ai appris. C'est un cante qui vient du XVII° siècle, il fait partie des plus anciens. C'est un chant qu'interprétaient déjà les franciscains et qu'ils utilisaient pour appeler à l'oration les fidèles chrétiens. Cela vient d'anciennes coplas qu'on appelle les coplas de pénitence ou du péché mortel, et c'est un palo avec beaucoup de variétés : on trouve la saeta por carcelera, la saeta por siguiriya, la saeta por martinete, la saeta por tona, la saeta cuartelera, la saeta marchenera etc...

"Ma grande passion est la guitare" 


©Murielle Timsit

Aujourd'hui tu vas chanter un hommage au poète soufi Ibn Arabi, cela vient d'un de tes premiers disques, "De lo humano a lo divino", pourquoi avoir choisi de faire ce récital ?

C'est venu comme ça. Car Ibn Arabi est l'un des soufis les plus importants de l'islam, c'était un murcien qui est né huit siècles avant moi. C'est mon premier travail discographique et j'ai beaucoup de tendresse pour lui. Et chaque fois que je vais à l'étranger j'aime revendiquer l'image d'Ibn Arabi dans le monde, pour sa philosophie, sa tolérance... Le monde dans lequel nous vivons manque parfois de tolérance. Il s'agit de sauver et de récupérer sa vision de la vie, sa philosophie et sa poésie... reprendre ses idées fondamentales et les chanter en flamenco.

Comment t'es venue l'idée d'adapter ces textes au flamenco ?

Ce fut un travail difficile et compliqué car il a fallu travailler pour adapter les textes au castellano et au flamenco. Mais comme je suis une personne amoureuse de la vie, une personne amoureuse du flamenco, des bons arts, j'ai toujours aimé les défis, et pour moi c'était un défi important. Je pense que nous les artistes devons nous lancer des défis importants comme celui-ci.

Il est écrit sur le livret que l'adaptation littéraire est du flamencologue Antonio Parra, en quoi cela a-t-il consisté ?

Antonio Parra est l'Alma Mater de ce travail. Antonio Parra est la personne qui a traduit tous les textes, les a adaptés... et en plus d'être journaliste, écrivain, philosophe, poète, ami, et un prestigieux flamencologue, c'est une personne très proche de moi, nous avons une démarche similaire, nous sommes tous les deux scorpion, et nous avons une vision de la vie très semblable. Sans Antonio Parra je n'aurais sans doute jamais sorti ce disque. Le véritable travail est celui d'Antonio Parra.

La thématique principale du disque c'est l'amour ?

La thématique principale est l'amour, mais surtout la recherche de Dieu, personnifié par une beauté féminine.

Tu as aussi chanté des poèmes du séfarade Ibn Gabirol, un projet qui est encore à l'initiative d'Antonio Parra...peux-tu me parler de ce projet ?

C'est un projet qui ne s'est pas encore matérialisé par un disque, mais ça parle aussi d'un des juifs séfarades les plus importants de la tradition. Il était malaguène, et écrivait des poèmes qui y ressemblaient mais dont le sens était diamétralement opposé à ceux d'Ibn Arabi. Mais il y avait aussi cette recherche de la beauté, c'était un concept esthétique très important à cette époque. C'est ce travail que nous voulons enregistrer sur un disque. Nous l'avons inauguré lors du "Festival de Las Tres Culturas", et je tiens à répéter que la participation d'Antonio Parra a été primordiale.

On dit que certaines racines du flamenco sont d'origine arabe et juive, quel lien vois-tu musicalement ?

Musicalement le caractère modal qu'a le flamenco ressemble à la musique arabe, et surtout, les sept siècles durant lesquels les arabes vécurent ici furent fondamentaux pour le métissage des cultures, ce qui a donné lieu je pense à l'apparition du flamenco, je pense que cette influence est fondamentale. Le flamenco est le fruit d'un métissage. En même temps c'est un art contemporain, c'est de là que vient la richesse du flamenco, c'est un art vivant de toute façon.

Tu travailles aussi beaucoup avec des artistes arabes, est-ce un moyen de revenir à Al-Andalus, de retrouver les trois cultures ?

C'est un moyen de revenir à mes racines, aux racines du flamenco. J'ai eu la chance immense au cours de ma trajectoire professionnelle de travailler avec des musiciens arabes. J'ai travaillé par exemple au Caire en Egypte avec un groupe du Delta du Nil qui s'appelle Mawawil. Ils ont le même caractère joyeux que nous avons par exemple dans les bulerias ou les alegrias du flamenco. Carlos travaille aussi avec un musicien de oud irakien qui s'appelle Naseer Shamma. Et dernièrement nous avons aussi travaillé avec une chanteuse syrienne qui est connue comme "La voix de l'amour", c'est Waed Bouhassoun. Nous allons faire un récital à l'Institut du Monde Arabe le mois prochain.

As-tu d'autres projets ?

A priori enregistrer le disque d'Ibn Gabirol. Je suis aussi occupé avec l'enregistrement d'un disque de la famille Piñana sur les cantes mineros. C'est un travail difficile et compliqué car il faut récupérer une série de styles mais il y a la collaboration de grands guitaristes et de grands musiciens et je vais retrouver les racines de la famille Piñana.

Remerciements à Marcos Velasco


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flamenco-culture.com - Murielle Timsit - 07 novembre 2009