Interview 


©Paco Sanchez

Alfredo Lagos : guitariste multi-facettes 

 

Le talent parle de lui-même. C’est une phrase qui conviendrait parfaitement au guitariste Alfredo Lagos, tant ce personnage discret a su se faire remarquer par son soniquete original pour devenir l’une des valeurs sûres de la guitare flamenca d’aujourd’hui. Accompagnateur privilégié des plus grands noms du chant et de la danse depuis plusieurs années, il entame une carrière soliste prometteuse. Rencontre avec un guitariste qui pourrait bien occuper davantage le devant de la scène dans les années à venir.


Quel est ton premier souvenir du flamenco ?

Comme je suis de Jerez qui est un lieu empreint de flamenco - nous avons du flamenco un peu partout, à la radio, à la télévision… - nous sommes donc habitués à en écouter depuis notre plus jeune âge, et ce même si je ne suis pas issu d'une famille de flamencos, à l'exception de mon jeune frère David.

Donc le premier souvenir, je ne saurais dire, probablement lors d'une fête, une réunion de famille ou le mariage d'un cousin où quelqu'un se mettait à chanter. Un de mes oncles chante et joue un peu de la guitare aussi. La première fois que j'ai entendu du flamenco, c'était donc certainement lors de la première fête.

Quels sont les artistes de flamenco qui t'ont le plus marqué, guitaristes ou non ?

Beaucoup mais je retiendrais plutôt des guitaristes car en toute logique, dès l'enfance, chacun se dirige vers ce qui l'attire le plus. Ainsi, je me souviens avoir vu Paco de Lucia à la télévision lorsque j'étais enfant. Sabicas m'a également beaucoup marqué, mais c'est venu un peu plus tard.

Je sais que cela peut manquer d'originalité, ça fait un peu cliché, mais je pense que Paco de Lucia est celui qui vraiment m'a donné le coup de foudre et fait prendre conscience que moi aussi je voulais faire ça, toute proportion gardée naturellement. C'est quelque chose de très fort, alors si je ne devais retenir qu'un seul nom, ce serait Paco, Paco de Lucia.

Lors de ton récital à Nîmes en Janvier 2009, on a vu que sur la forme tu restais assez traditionnel avec seulement la présence de palmas et cajon sur scène. Tandis que sur le fond, les morceaux sont plutôt de facture moderne. Est-ce un souhait de ta part d'apporter comme un son nouveau ?

Oui probablement. Il y a beaucoup de facteurs qui entrent en ligne de compte. Comme je suis un peu au début de ma carrière soliste, j'essaie de ne pas suivre la ligne qui était plus ou moins suivie jusque là avec la présence de basses, percussions, palmas, violon, pitos et flûte... Naturellement, cela est très bien mais il faut aussi essayer de faire autre chose. Je pense que beaucoup de guitaristes, et de très grands, le font un peu par peur que si tu te présentes quelque part avec seulement une percussion, cela paraisse trop minimaliste. Je pense alors qu'ils viennent avec plus de monde car ils croient que cela aura plus d'impact, car c'est plus impressionnant.

Alors j'ai voulu montrer que ça pouvait parfaitement se faire en étant seulement accompagné d'une percussion. A Nîmes, je n'envisageais à la base que la présence d'une percussion sur scène. Comme il y avait le groupe de palmeros (Carlos Grilo et Luis Cantarote) avec qui nous intervenions le lendemain pour le concert de Terremoto, je leur ai demandé de bien vouloir m'accompagner pour la buleria finale. Mais à l'origine ce morceau ne devait être joué qu'avec guitare et percussion. Je ne sais pas si la proposition a convaincu mais c'était un peu pour tester.

"Paco de Lucia
m'a donné le coup de foudre" 

Tu es également compositeur. Comment te vient l'inspiration ? Change-t-elle en fonction de à qui est destiné le morceau : le chant, la danse ou toi-même ?

Oui, cela change beaucoup et en fonction d'autres facteurs également. Je compose par période. Il y a des périodes de ta vie avec des événements qui se produisent et qui t'inspirent beaucoup de mélodies et d'histoires. Cela vaut aussi bien pour la danse que pour la guitare comme soliste.

Et puis il y a des périodes où rien ne vient et c'est impossible, car tu es dans une autre phase, tu as la tête ailleurs... je ne sais pas, cela dépend un peu de ton état. Pour ma part cela m'influence beaucoup. Si tu es amoureux, des mélodies te viennent... Par exemple si tu es amoureux d'une sévillane, une jolie Sevillana peut en ressortir, ça dépend un peu de ce qui arrive ! plaisante Alfredo.

En plus de la composition musicale, t'est-il déjà arrivé de composer des letras ? Si non, est-ce quelque chose qui t'intéresserait : t'exprimer artistiquement par des mots en plus que par des notes musicales ?

Je l'ai déjà fait aussi. Je me souviens par exemple que le danseur de Jerez Joaquin Grilo m'avait confié il y a plusieurs années la composition musicale de son premier spectacle. Cela faisait bien sûr déjà des années qu'il dansait comme soliste et lorsqu'il forma sa compagnie, il me confia la composition musicale, mais également l'écriture des letras de ce spectacle qui s'intitulait Jàcara. Il en est ressorti quelque chose de très joli. Il s'agissait de letras écrites dans le contexte d'un spectacle de baile, rien de plus, mais par la suite, cependant, des chanteurs m'ont demandé les letras pour les interpréter sur leur propre album parce qu'ils les avaient trouvées très jolies.

Je pense que je devrais me consacrer davantage à l'écriture de letras mais comme évoqué précédemment, pour l'heure je ne suis pas dans une période d'inspiration propice pour écrire des textes. Je considère que c'est quelque chose de délicat. Griffonner des letras "faciles" et faire des refrains simples ne m'intéresse pas, pour moi si je dois faire quelque chose de ce genre, il faut que ce soit de qualité. Donc ce n'est pas vraiment le moment mais qui sait, demain, peut-être, en me levant...

En plus de la scène, tu travailles également en studio. Quelles différences majeures vois-tu entre jouer en studio et sur scène ?

Beaucoup. Entre le travail en studio et le travail sur scène, c'est comme deux signatures différentes. Les deux sont très distincts.

Le direct implique une autre pression, c'est une autre histoire. Tu montes sur scène et ensuite tu essayes... Il y a des fois tu penses que tu as très bien joué, tu descends de scène très confiant et lorsque tu écoutes l'enregistrement que quelqu'un a fait tu te rends comptes que ce n'était pas si bien que ça, et d'autres fois c'est l'inverse, tu as l'impression que tu as très mal joué, et finalement le résultat s'avère bien meilleur que ce que tu pensais. C'est un autre concept.

Le studio est très différent. Il est plus mesuré et plus mathématique, dans le bon sens du terme, c'est plus tranquille. De plus s'il y a des défauts, il est toujours possible de revenir sur ce qui a été fait. Tandis que la scène... voyons comment ça se passe aujourd'hui.

Y-a-t-il une dimension qui retient plus tes faveurs qu'une autre ou sont-elles toutes les deux complémentaires ?

Elles sont tout à fait complémentaires. Ce serait très difficile pour moi de choisir mais s'il le fallait absolument, ce serait très compliqué mais je pense que j'aurais un léger penchant pour la scène. Cela me procure d'autres choses.

Le studio est aussi très intéressant dans le sens où il permet à une œuvre de perdurer tandis que sur scène, nous n'atteignons que le public qui vient nous voir et qui passe. En revanche en studio, que l'œuvre soit bonne ou mauvaise, elle est conservée et pourra être écoutée par les générations à venir. Ainsi nos petits-enfants pourront écouter et nous dire s'ils aiment ou pas.

Ton alegria jouée à Nîmes me fait beaucoup penser à un morceau de samba du guitariste brésilien Baden Powell dans sa rapidité d'exécution, son énergie et son rythme. Bien sûr nous ne sommes plus là dans le flamenco mais t'arrive-t-il d'écouter des guitaristes, ou autres musiciens n'appartenant pas au monde du flamenco ?

Oui bien sûr, j'écoute beaucoup de choses, qui logiquement m'influencent.

Quand j'écoute une autre guitare qui n'a rien à voir, ou d'autres musiques qui n'ont rien à voir, ce n'est pas nécessairement de la guitare, cela peut être de la musique classique, ça m'influence, c'est sûr.

Je pense que nous les guitaristes d'aujourd'hui recevons tellement d'information, de musique, de matériel, qu'il serait dommage de ne pas en profiter. Ce serait un péché de les laisser là. C'est comme laisser un cheval dans un coin sans le faire courir. Il est normal que tout cela nous influence et je crois qu'il ne faut rien rejeter. Ce n'est pas forcément conscient mais tu es imprégné malgré toi.

L'ancien guitariste du groupe Genesis, Steve Hackett, était très imprégné de musique classique. En voulant transposer à la guitare des morceaux de Bach joués au piano, il a été à l'origine du "tapping" qui a révolutionné la guitare rock. Penses-tu que la guitare flamenca a déjà vécu ou pourrait vivre une révolution similaire, à savoir à partir d'éléments techniques empruntés à un autre genre, ou est-ce un monde trop à part ?

Bien sûr que si et je pense même que cette révolution, nous la vivons un peu aujourd'hui. Ce serait intéressant pour nous, guitaristes qui sommes déjà là, et pour la génération qui arrive derrière, de ne pas trop s'éloigner de l'esprit du flamenco.

Evidemment, comme je t'ai dit avant, écouter beaucoup de musique t'influence, tu ne peux pas non plus te fermer. Mais il faut conserver la base du flamenco et son esprit. Si tu veux te consacrer à ça et que tu es professionnel, pour moi, il ne serait pas très bon de trop s'en éloigner. Il faut essayer de maintenir, dans une certaine mesure, l'esprit du flamenco.

Tu viens de Jerez qui se targue d'être l'une des villes berceau du flamenco ayant conservé un aspect pur et authentique. N'y a-t-il pas un peu de chauvinisme ? Toi qui voyages beaucoup, trouves-tu que Jerez mérite tous ces attributs ou gagnerait-elle à s'ouvrir davantage ?

Il se passe à Jerez ce qu'il se passe partout ailleurs avec des personnes qui considèrent vivre au centre du monde et d'autres non.

Moi je considère que Jerez a été et reste un centre important, un pilier essentiel dans le flamenco. Mais bien sûre il y a d'autres endroits à 10, 20, 30, 100 ou 1000 kms qui sont aussi intéressants et importants, et leur existence est tout aussi nécessaire. Il y a aussi du bon flamenco à Madrid, à Barcelone, à Séville bien sûr, à Grenade... Maintenant bien sûr on trouvera toujours des jerezanos qui ne verront que par Jerez mais comme dans d'autres endroits je pense.

Lors du dernier Festival de Jerez justement, j'ai trouvé qu'une place considérable a été accordée à la danse, certainement parce que c'est ce qui est le plus demandé et donc le plus vendeur. Est-ce une tendance que tu constates aussi et comment vois-tu la place du chant et de la guitare au milieu de tout ça ?

Je pense que le Festival de Jerez a décidé depuis le début que le baile devait tenir le rôle principal en raison de son intérêt commercial évident. C'est ainsi que cela a débuté, et comme ça s'est plutôt bien passé, ils ont continué, je pense que c'est logique.

Ce qui est bien, depuis maintenant trois ou quatre ans, c'est qu'ils accordent une place un petit peu plus importante à la guitare, surtout cette année lors de la dernière édition, et également au chant. Cela doit être de l'ordre de 5% pour la guitare et le chant. La danse a donc effectivement un rôle considérablement plus important mais une fois encore, en toute logique, étant donné que c'est l'attraction commerciale.

Le public français a pu te voir jouer en soliste lors du dernier Festival de Nîmes à l'Odéon. Plusieurs mois après, que retiens-tu de cette prestation ? Toi qui es plutôt réputé discret, comment as-tu ressenti le fait d'occuper le devant de la scène ?

Cela s'est très bien passé, je me suis senti très bien. C'est une situation un peu différente. D'habitude je vais travailler avec un chanteur ou un danseur. Pour te dire la vérité, j'ai diminué le nombre de personnes petit à petit. Lorsque j'ai commencé, j'étais au sein d'un groupe avec de la danse qui comptait 10 personnes. Ensuite, j'étais toujours dans un groupe avec de la danse mais réduit à 5 - 6 personnes. Et puis avec un groupe de chanteurs, je suis passé à 3 - 4 personnes pour enfin terminer seul, comme à Nîmes. Eh bien je peux dire que je me suis senti bien et à mon aise.

Et ce premier album, avec ton expérience et ton talent reconnus dans le milieu, comment se fait-il qu'il ne soit pas encore sorti ? Est-ce lié à la conjoncture actuelle de l'industrie du disque ou est-ce parce que tu es perfectionniste ?

Il y a plusieurs raisons. Pour sortir un disque, il y a deux options : on peut choisir de se jeter tout de suite à l'eau ou alors d'abord tester la température de l'eau Dans mon cas, peut-être n'est-ce pas encore le bon moment ou alors est-il temps que je me jette à l'eau ? J'ai toujours pensé, mais peut-être est-ce un défaut, qu'un premier album doit raconter beaucoup de soi, de ce que l'on ressent et de ce que l'on est. Alors j'ai tellement de choses en tête qu'au final je ne fais rien !

En fait, cela fait maintenant presque deux mois que j'ai commencé à travailler en studio et j'ai déjà quelques choses enregistrées. Bientôt, j'espère solliciter la collaboration d'amis, et d'autres personnes. Je ne donnerai pas de noms pour l'instant mais je les ai déjà en tête, je suis donc bientôt prêt de me jeter à l'eau !

C'est vrai qu'il serait important de sortir un disque même si effectivement l'industrie discographique se porte très mal. Mais aujourd'hui il existe d'autres formes de diffusion payantes sans pour autant avoir physiquement de disque, notamment grâce à Internet ou d'autres solutions à trouver pour pallier à la situation catastrophique actuelle de l'industrie du disque.

Au moment où nous nous parlons, tu t'apprêtes à monter sur la scène de Pleyel pour accompagner Israel Galvàn dans son spectacle ARENA. C'est un danseur qui a su imposer son style tout à fait novateur au fil des années. Fais-tu partie de ceux qui ont mis du temps à adhérer à son style ou l'as-tu rapidement trouvé génial ?

En fait, c'est assez curieux ce qu'il s'est passé avec Israel. Lorsque j'ai commencé à travailler avec lui, il y'a maintenant 9 - 10 ans, je pense qu'il n'avait pas encore trouvé à 100% son style et nous avons un peu grandi ensemble, simultanément.

J'ai connu Israel lorsque nous travaillions au sein de la compagnie de Manuela Carrasco. Lui comme danseur et moi en tant que guitariste. C'est là que nous nous sommes rencontrés. Israel dansait génialement bien mais il n'avait pas encore atteint le style et la maturité qu'il possède aujourd'hui. Nous avons grandi ensemble. Il est possible qu'il m'ait influencé dans ma musique et que moi je l'aie influencé par ce que j'ai pu lui apporter à cette époque là.

Quand les gens le voient pour la première fois ils peuvent penser que ça sort un peu du contexte. Mais pour moi il est un peu comme un frère artistique et je vois tout à fait ce qu'il a révolutionné et comprends parfaitement bien sa façon de voir le baile.

"Israel et moi
avons grandi ensemble" 

On parle de duende dans le chant, pour toi existe-t-il aussi pour la guitare ?

Quand on me pose une question sur le duende, je ne sais jamais quoi répondre. Oui mais cela dépend de ce que l'on entend par duende. Un artiste peut être touché par le duende comme il peut ne pas l'être.

Dans ce cas, le duende signifierait pour moi comme un moment d'inspiration, un moment qui te saisit, un tout petit instant avec un tout petit détail qui te fait comprendre que le duende est là. C'est ainsi qu'il surgit et qu'il repart aussitôt. C'est une chose un peu étrange qui se passe.

Quel est le palo que tu préfères interpréter et celui que tu préfères écouter ?

Cela dépend beaucoup du moment. Si je suis à une juerga, une fête où tout le monde est joyeux. L'ambiance, le lieu et les gens avec qui je suis font qu'à ce moment là je préfère jouer por buleria.

De la même façon, ce que j'aime écouter dépend du moment. Dans un contexte où je me sens triste, j'écouterais plus une siguiriya de Terremoto par exemple, ou une siguiriya d'Agujetas qui te retourne les tripes. Dans d'autres moments, je peux aussi écouter une buleria de Paco de Lucia ou de Moraito. Oui vraiment, cela dépend.

Que penses-tu du public français et de la place de la France en général dans le monde du Flamenco ? Est-ce un pays qui compte ?

Oui, énormément car nous sommes voisins et cela fini par nous influencer un peu non ? C'est très important car en France il y a une immense aficion au Flamenco et aux taureaux. Nous nous ressemblons beaucoup sur ce plan. Je pense qu'en France il y a quasiment les meilleurs festivals de flamenco. A l'exception du Festival de Jerez, de la Biennale de Séville, je ne veux pas non plus en oublier un, peut-être aussi Caja Madrid, les meilleurs festivals de Flamenco sont en France à Mont de Marsan et Nîmes où se produisent les meilleures figures, les meilleurs artistes. Les salles sont toujours remplies et le public en demande toujours plus. Il y a beaucoup d'aficion et de très bons aficionados.

Je ne dis pas ça parce que je suis ici mais bien parce que je le pense ! Je ne sais ce qu'on ferait sans la France dans le flamenco.


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flamenco-culture.com - Yasmina Rachedi - 03 Juillet 2009
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