L'interview de la semaine 

Yasmin Levy : la voix de la paix 

 

Il y a deux ans de ça, en consultant la rubrique culture d'un site communautaire, mon attention se porta sur la photo d'une belle jeune femme aux cheveux de jais qui se nommait Yasmin Levy. Mon intérêt allait grandissant au fur et à mesure que je lisais le texte d'accompagnement. En effet, le titre du nouvel album de Yasmin s'intitulait "La Juderia", nom donné aux anciens quartiers juifs dans les villes d'Espagne. De plus, il était annoncé que la chanteuse y mêlait les chants ladino et flamenco. Je décidai immédiatement de prendre des places pour l'un des deux concerts prévus au New Morning et d'acquérir les albums de la chanteuse, mais ne trouvai dans les rayons que le premier album de Yasmin, "Romance & Yasmin". La véritable découverte de Yasmin se fit donc sur la scène du New Morning, en ce dimanche 20 Novembre 2005, et quelle découverte ! Une personnalité généreuse, une voix pure, puissante, et tellement d'émotion. Depuis ce coup de coeur que je partage avec mon amie Yasmina, je suis de près la carrière de Yasmin Levy, et c'est avec une joie non dissimulée que je me rendis le 26 Novembre dernier au Théâtre de l'Atelier pour la rencontrer.


Qui est YASMIN LEVY ?

Je suis une chanteuse, je suis née à Jérusalem. Je chante en judéo-espagnol, la musique séfarade des juifs qui vivaient en Espagne il y a 500 ans, voilà, une chanteuse.

Tu as hérité le ladino de ton père qui a fait un énorme travail pour collecter les chansons traditionnelles du ladino avant qu'elles ne disparaissent. Peux-tu me raconter le travail de ton père ?

Les chansons des juifs ont été transmises oralement de génération en génération. Les mères chantaient pour les filles à la maison, et les pères chantaient pour les garçons à la synagogue. Personne n'a jamais écrit les chansons ni les mélodies, jamais. Mon père était compositeur et chanteur. Il était musicologue et s'appelait YITZHAK LEVY. Il fut le premier à comprendre que quelqu'un devait compiler les chansons car elles allaient finir par disparaître un jour. Alors durant toute sa vie, il est allé d'une maison à une autre dans les familles séfarades (celles des juifs qui venaient d'Espagne) et enregistra chaque chanson qu'on lui chantait. Ensuite il écrivit les paroles et les mélodies. Aujourd'hui, tous ceux qui ont chanté pour mon père son décédés et ils auraient pu emporter cela avec eux. C'est pour ça que mon père a sauvé les chansons des juifs. Il a réalisé 4 livres de romances, et 10 livres de chansons religieuses. Comme je suis sa fille, je suis un peu son chemin à ma façon. Lui a sauvé les chansons, et moi je chante les chansons, je donne vie aux chansons.

Durant tes concerts tu racontes l'histoire du ladino, est-ce quelque chose d'important pour toi, le prends-tu comme une mission ? Que peut-on faire de plus pour préserver le ladino ?

Oui, bien sûr que c'est important. Pour moi les chansons séfarades ne sont pas seulement des chansons jolies ou anciennes. C'est ma tradition, mon histoire, ma façon de vivre, c'est mon père, ma mère...Ca représente tout. C'est pour ça que pour moi c'est une mission d'apporter les chansons avec leur histoire aux gens, à qui veut écouter. Le ladino je pense va disparaître dans 50 ans car les gens qui aujourd'hui parlent le ladino ont 50, 60, 70 ans...Et ma génération ne parle plus cette langue. L'unique façon d'aider à préserver la langue est de chanter les chansons. Pour moi le ladino est plus qu'une jolie chanson, pour moi ça signifie tout.

Pour que le ladino continue à exister, il faut enregistrer des disques, écrire des livres...c'est triste mais je pense que la seule chose qui va rester sera les chansons. Pour aider, il faut chanter les chansons et enseigner la langue à d'autres personnes.

Donnes-tu des cours ou stages pour transmettre ton art ?

Non, je n'ai pas le temps. Au mieux dans trente ans !

Quelles sont tes relations avec les autres chanteuses de ladino, par exemple MOR KARBASI ou FRANCOISE ATLAN ?

Mor a été mon élève durant peu de temps. Je les connais presque toutes mais je travaille beaucoup et la plupart du temps je ne suis pas en Israël, je voyage beaucoup et suis tout le temps sur scène. En réalité je n'ai pas le temps d'avoir des relations avec les autres chanteuses, c'est triste mais...


"J'étais là pour une mission" 


Parle-moi de ta rencontre avec le flamenco...

J'avais une bourse pour apprendre le flamenco il y a 5 ou 6 ans. Et quand j'ai découvert le flamenco je voulais arrêter le ladino, car quand tu manges toute la vie du pain et qu'un jour tu goûtes une tortilla, tu veux la tortilla, c'est normal. Alors je voulais chanter le flamenco car dans le ladino il me manquait la passion. Car la façon de chanter le ladino est toujours très douce, très délicate, sans passion, simplement comme une mère qui chante une chanson ancienne. Et c'est très beau, mais il me manquait la passion. Et quand j'ai découvert le flamenco, j'ai trouvé la passion. A partir de là, j'ai pris la passion du flamenco et l'ai mise dans le ladino. C'est pour ça que je chante d'une autre façon que les autres chanteuses. Je ne chante pas avec le style flamenco, mais avec le feu qu'il y a dans le flamenco. Je ne suis pas chanteuse de flamenco, je n'ai jamais dit que j'en étais une, mais je souhaite faire la fusion entre le flamenco et le ladino. Parce que c'est de l'art, et dans l'art je pense que l'on peut tout faire si l'on respecte les racines de chaque musique par exemple. Et avec ce respect je voulais faire ce mélange, car les racines du flamenco sont les chansons religieuses des juifs. C'est pour ça que je voulais faire la fusion, seulement parce que c'est de l'art.

Tu est allée en Espagne pour apprendre le flamenco, qu'as-tu ressenti en arrivant en Andalousie ?

Ca a été incroyable, car un jour j'ai découvert la juderia, qui est le quartier où vivaient les juifs, et le jour suivant je découvris la rue "Levies", et je suis "Levy"...J'étais en cours avec mes professeurs qui sont chanteurs de flamenco, et l'un d'eux m'a dit "Yasmin, je veux chanter pour toi une chanson flamenca". Il a commencé à chanter, et immédiatement après qu'il eût terminé, je lui dis "Laisse-moi chanter", et je chantai la même mélodie, mais de ma tradition. Tous les gens là-bas étaient stupéfaits...ce fût une chose incroyable. Et à ce moment-là, je compris que j'étais là pour une mission, je venais pour apporter les chansons juives de nouveau en Espagne, c'est pour ça que j'ai fait ce mélange. C'était à la FONDATION CRISTINA HEEREN à Séville, et mon professeur était PACO TARANTO.

Quelles difficultés as-tu rencontrées dans le chant flamenco, et quels sont selon toi les points communs et les différences avec le ladino ?

Au début la communauté séfarade était en colère contre moi car j'avais transformé les chansons en style flamenco, ils ont dit que je détruisais les chansons séfarades. Ils disaient "Mais qu'est-ce que c'est que ça, c'est du flamenco, ce n'est pas du ladino, que fait cette fille ?". Et la communauté flamenca disait "Mais qu'est-ce que c'est que ça, ce n'est pas du flamenco". Tout va bien, je respecte tout, je comprends. Je suis musicienne, et je ne demande pardon à personne, ce que j'ai fait me plaît et ça faisait longtemps que je devais le faire.

Dans " Mano Suave ", mon nouvel album, je reviens à mes racines. Je laisse de côté le flamenco, pas par peur, mais parce que j'ai compris qu'il y a énormément de gens qui chantent le flamenco mieux que moi, mais il y en a peu qui chantent le ladino, et c'est ma tradition, c'est mon histoire, c'est mon sang. Pour cela j'ai senti que j'étais prête pour revenir à mes racines.

Le point commun entre le ladino et le flamenco, c'est que les deux viennent de la vie des gens. Ils parlent d'amour, tout vient de la vie, de la tristesse, de la joie, de l'espérance. La différence c'est que le ladino est plus simple. Les rythmes et les mélodies se répètent, sont plus courts. C'est plus facile à chanter, mais il n'y a pas moins d'âme. Il y a beaucoup de chansons joyeuses dans le ladino, je pense qu'il y en a moins dans le flamenco, je pense que le flamenco est plus profond, plus triste. Pour les deux il n'y a pas besoin d'aller à l'école, ça vient de ta famille. Je ne suis pas allée à l'école pour apprendre le ladino, cela vient de ma mère. Elle était en train de cuisiner en faisant un rythme, en chantant pour moi, et je suis passée de sa cuisine à la scène, c'est la tradition.

En France il y a une danseuse Israélienne qui s'appelle SHARON SULTAN, et je l'imagine très bien danser sur tes chansons, est-ce quelque chose que tu aimerais faire ?

Oui, je la connais. Je l'ai déjà fait souvent en Israël. J'ai deux amies qui sont des danseuses incroyables. Chacune d'elle a vécu 10 ans en Espagne et elles dansaient le flamenco pendant que moi je chantais le ladino, c'est une merveille.

Mon esprit est ouvert à tout, à d'autres styles de musiques, d'autres artistes, à tout ce qui est joli, de tout cœur.

Tu as travaillé avec le guitariste toulousain KIKO RUIZ...

Oui, j'ai fait un concert avec lui il y a quelques mois, c'est un ami, quelqu'un de bien, et un musicien très talentueux.


"Je reviens à mes racines" 


Pourquoi ton nouvel album s'intitule-t-il "MANO SUAVE" ?

J'ai fait un duo avec NATACHA ATLAS. Natacha est arabe, je suis israélienne. On voit toujours dans le monde les difficultés qu'il y a en Israël entre les israéliens et les palestiniens. Il y a toujours des guerres, toujours du sang. Alors j'ai dit à Natacha : "on va faire quelque chose de bien, quelque chose de différent". C'est un message politique. Je ne suis pas une personne politique, je suis une musicienne, une artiste, mais je voulais avec elle dire que nous pouvons changer, car nous pouvons nous aimer et respecter l'un l'autre. Et nous pouvons vivre ensemble. Cette chanson signifie cela. Et "Mano Suave" ça veut dire "caresse". Ce n'est pas seulement une caresse des israéliens envers les palestiniens, ça veut dire qu'en général il faut respecter les personnes différentes, qui ont une autre religion, une autre façon de penser, de croire...

Sur ton nouvel album on retrouve avec grand plaisir "Adio Kerida", une ancienne chanson séfarade que tu as l'habitude de chanter durant tes concerts, pourquoi as-tu décidé de l'inclure dans cet album, est-ce une demande du public ?

Pendant des années je n'ai pas voulu chanter cette chanson, car en Israël tout le monde la chante. J'ai toujours cherché les chansons les plus difficiles que personne ne connaît, car il y a des milliers de chansons traditionnelles. Quand j'ai décidé d'enregistrer cette chanson je me suis dit : cette chanson n'est pas une chanson populaire, ni pour danser. Dans cette chanson il y a de la peine, de la tristesse, et sur ce disque j'ai voulu chanter avec toute la peine qu'il y a dans le texte, car les gens ont oublié celà. Je voulais la chanter ainsi, et j'espère que ça se ressent.

Il y a beaucoup de compositions de toi sur cet album...

Je compose toujours en fait, je suis musicienne, je joue du piano depuis l'âge de 6 ans.

Cette fois-ci les chansons sont traduites en français, le public français est-il important pour toi ?

Très important. Je n'aurais jamais pensé recevoir tant d'amour du public français. Depuis la première fois que je suis venue, j'ai reçu tant d'amour. Ce fut une surprise pour moi. Ce public est très important pour moi, il est très affecteux. Je viens toujours ici à Paris avec beaucoup de joie.

Dans ce nouvel album tu reviens au ladino, mais en comparaison avec le premier album "Romance & Yasmin" où les sonorités étaient plutôt turques, et le second "La Juderia" qui avait une touche flamenca, dans "Mano Suave" la sonorité est plutôt arabe...

Oui c'est vrai, j'ai sur cet album des musiciens du Paraguay, de Grèce, d'Egypte, d'Iran, de Turquie, d'Espagne, de France, d'Angleterre et d'Israël, de tous les pays, car je crois en ça. Avec ma musique je ne vais pas changer le monde, mais à ma façon j'apporte quelque chose quand je collabore avec des musiciens du monde entier et des trois religions. Je crois en cela, c'est ma vie. Chacun arrive et je ne dis pas "tiens, voilà la chanson, fais-là comme ça", non, je dis "voici la chanson, maintenant mets-y ton âme". Chacun apporte sa tradition à la musique séfarade. Et c'est pour ça qu'aujourd'hui c'est plus accessible, plus vivant, c'est une musique riche. Je veux ouvrir cette musique à des gens qui n'ont rien à voir avec le ladino, et aux jeunes qui en général ne veulent pas écouter, car c'est ancien. Moi je dis "non !", ce sont des chansons jeunes qui ont de la passion, chantons ainsi et allons-y !

Il y a un duo avec la chanteuse égyptienne Natacha Atlas, que t'a apporté cette rencontre ?

L'amitié. J'ai écrit sur le disque que la chose la plus jolie qui m'est arrivée sur cet album c'est Natacha. La musique est magnifique, les chansons sont très belles, mais, une amitié avec une autre personne c'est plus important que tout. En plus d'être une très bonne chanteuse, elle a une âme, et c'est mon amie aujourd'hui, une bonne amie, et cela est plus important que tout.

Ton père était turc, tu as dit que tu avais le projet de faire un album avec un orchestre turc, est-ce toujours d'actualité ?

En ce moment je fais la promotion de Mano Suave, alors il faut attendre un peu…Mais mon rêve est d'aller en Turquie et d'enregistrer des chansons traditionnelles de ladino pur, avec trente musiciens musulmans turcs. Ensuite aller dans une église à Jérusalem avec des chanteurs chrétiens qui chantent de la musique séfarade comme il y a 500 ans, et moi la musique juive. En fait l'idée c'est à travers les trois religions, de faire un voyage depuis l'Espagne d'avant jusqu'à la Jerusalem d'aujourd'hui, avec les chansons.

Tu es actuellement en tournée dans le monde entier pour la promotion de ton nouvel album "Mano Suave", as-tu d'autres projets en tête ?

En ce moment je suis très occupée. Durant l'année qui vient, je ne vais pas voir ma maison. Je vais aller en Australie, à l'Opéra House de Sydney qui est très grand, c'est comme le Carnegie Hall que j'ai fait. Pour moi, ce n'est pas seulement pour aller chanter en tant que Yasmin, c'est pour apporter la musique séfarade. Ce sont des chansons que je connais depuis que je suis toute petite et c'est une chance de pouvoir les apporter là-bas, c'est un des lieux les plus importants du monde. Ensuite je veux enregistrer mon nouveau disque, mais petit à petit, tout va venir, patience...

Remerciements à Yasmin Levy, Agnès Thomas et Paul Burger ainsi qu'à mon amie Yasmina qui m'a suggéré plusieurs questions de cette interview.

Questions : Yasmina RACHEDI, Murielle TIMSIT
Réalisation, traduction, montage : Murielle TIMSIT


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Flamenco-Culture.com - Le 26/11/2007
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