En ce samedi 28 Avril, Muriel et moi nous rendons au THEATRE NATIONAL DE CHAILLOT bien avant le début du spectacle. Le rendez-vous avec Maria Pagés est pris depuis longtemps. Pour la première fois, nous allons filmer l'interview.
Muriel, qui est dans les arts visuels, s'est arrangée pour se procurer du matériel professionnel. Maria Pagés arrive alors, radieuse. Elle est très grande et
porte une magnifique robe aux tons verts qui sied parfaitement à sa silhouette élancée.
Elle nous accueille chaleureusement dans sa loge puis s'esquive pour se maquiller et nous laisser le temps de mettre en place l'interview. Maria revient d'un
air complice, l'interview peut enfin commencer.
Maria, tu es de Séville, tu as grandi dans l'art flamenco. A quel âge as-tu commencé et quels sont tes
premiers souvenirs ?
En vérité c'est que je ne me souviens pas quand j'ai commencé parce que j'ai toujours dansé ! raconte Maria en souriant.
Le flamenco est un souvenir que j'ai depuis toujours, qui fait partie de ma vie. J'ai toujours écouté du flamenco, j'ai
grandi avec ça, c'est ce que j'ai de plus facile comme moyen d'expression car je suis née avec lui.
Tu es professeur de danse diplômée à 14 ans, penses-tu avoir grandi avec le flamenco ou que le flamenco t'a fait
grandir ?
Je pense que oui. Le flamenco a été l'instrument que j'ai eu dans ma vie pour m'aider à grandir en tant que personne et en
tant qu'artiste, car la vie d'une danseuse, sa vie artistique est toujours très liée à sa vie personnelle.
Tu as aussi grandi aux côtés d'Antonio GADES, Matilde CORAL, Mario MAYA, que t'ont-ils transmis ?
La vie elle-même est faite des décisions que tu prends et des personnes que tu rencontres au cours de ta vie. J'ai eu la
chance d'avoir toujours eu de très bons maîtres, qui m'ont appris à danser, mais aussi à vivre, et à vivre la vie avec ce
travail que nous faisons, de la meilleure façon et dans sa plus grande expression. Ce fût le cas avec Gades. Je pense que
Gades a été prodigieux. C'est un privilège d'avoir travaillé avec lui, et aussi d'avoir tant appris de lui. C'est une
personne que j'ai toujours admirée et que j'admirerai toujours. Je crois que j'étais aussi une des personnes de son
entourage qu'il appréciait beaucoup. C'est donc un privilège d'avoir partagé et autant appris de personnes comme Antonio
Gades.
Penses-tu un jour transmettre ton art à ton tour ?
Je crois que le travail que je fais avec la compagnie et le
montage des chorégraphies d'une certaine façon fait déjà
partie d'un processus de formation qui me permet de
transmettre mes propres créations et donc mon art.
Je n'ai pas spécialement de vocation à être maestra, mais je
remarque que toutes les personnes qui sont passées par ma
compagnie gardent quelque chose de moi.
Je donne très peu de stages, il y a toujours une demande, mais
en réalité les stages m'épuisent. Je me souviens d'un jour à
New-York où je me suis retrouvée à donner une master class, il
y avait 100 personnes dans une énorme salle du City Center.
On a divisé la classe en deux groupes de 50 élèves, et quand je suis
passée au deuxième groupe, j'ai eu de la fièvre et ça m'a rendu
malade, c'est épuisant, non..! Mais c'est une chose que
je dois faire, et je dois y paticiper, par exemple je vais cet été à
Toronto pour quatre jours, mais je ne m'y consacre pas
beaucoup.
Concernant la danse quelle relation entretiens-tu avec ton corps ?
J'ai remarqué que mon âme et mon corps communiquent très bien,
plus que je pouvais l'imaginer. Ca je le vois sur les vidéos.
J'enregistre toujours les spectacles, et le soir je ne peux m'endormir avant d'avoir regardé la
vidéo de la représentation. Et je me rends compte que les choses que je
fais avec mon corps, en réalité, ne sont pas rationnelles, ce
n'est pas pensé, elles sortent directement, tu comprends ?
C'est une expression totale de l'émotion, du sentiment, de
l'âme...Ce n'est pas quelquechose de pensé, de rationnel, de
calculé, comme peut l'être un pas. Et ça se voit en dansant.
Muriel précise la question a Maria en disant que parfois le
corps peut être un ennemi, qu'il peut blesser.
Maria répond : en général, je suis une personne physiquement
très forte, je supporte tout, en vérité je suis un taureau !
s'exclame Maria en riant.
Pour moi Le physique pour l'instant n'est pas un problème, une
barrière, peut-être que dans quelques années je te dirai autre
chose, mais aujourd'hui il m'aide énormément, à faire plus que
ce que je pourrais espérer.
Par ailleurs le flamenco a quelquechose de merveilleux, j'entends au niveau conceptuel : le flamenco est très souple
au niveau physique et technique. On peut danser le
flamenco jusqu'au dernier jour de sa vie. Contrairement à la
danse classique ou contemporaine, où le corps est limité par
la technique, dans le flamenco tu adaptes la technique à ce
que ton physique te donne. Si je ne peux pas courir
autant, tant pis, mais ça ne m'empêche pas de réaliser une
oeuvre artistique. C'est pourquoi le flamenco a ce privilège :
il y a des femmes rondes, des femmes impotentes, qui peuvent à
peine danser, et pourtant elles ont un art incroyable. C'est
vrai que la scène requiert d'avoir un certain physique, mais je pense
que le flamenco a une dimension qui va au delà du physique,
c'est une dimension plus large que dans la danse classique ou
contemporaine, qui limitent. Et si par exemple un jour je suis
fatiguée ou que mes pieds me font mal, je vais danser plus comme
ça...substituer celà...mais je vais donner autant.
Que retiens-tu de tes voyages sur les continents ?
Je pense qu'une des choses merveilleuses de mon métier c'est de
voyager. J'ai commencé à travailler très jeune et fait des tournées lorsque j'avais 15 ans. Je me
voyais très âgée, mais je me rends compte que j'étais une
petite fille en réalité. A 16 ans je suis allée au Japon, en
Russie, j'ai fait une tournée en Sibérie, en Italie...
Je me rends compte qu'une chose n'ayant à priori rien a voir avec les
autres cultures (car le flamenco apporte
déjà beaucoup en lui-même) te permets de découvrir beaucoup de
gens, de pays, d'ambiances, de théâtres... C'est pourquoi Le
baile m'aide à connaître le monde. C'est une des choses
merveilleuses qu'apporte ce métier. Non seulement tu vas
découvrir des choses mais en plus, avoir la possibilité de
répéter, d'approfondir, de connaître. Par exemple je suis
venue vingt fois à Paris, et chaque fois je le vois d'un oeil
différent. Tout celà influe sur ta vision de l'être humain, sur
la tolérance, le respect des gens. Si tu profites de tout ça,
ça t'aide a devenir une personne plus complète, et une artiste
plus complète aussi, sûrement..
Tu as déclaré récemment « Il y a un manque de solidarité dans le flamenco », fais-tu référence au monde du
flamenco ou à celui de la danse (parce que pendant les cours et les castings la solidarité est une idée bien fragile, on convoite toujours ce que l'on a
autour de soi)
J'ai dit ça pour quelquechose de concret, par pour
généraliser. Les danseurs contemporains par exemple ont une
aptitude à travailler en groupe, ils s'invitent les uns les
autres dans des spectacles et des gens qui apparemment n'ont
rien à voir l'un avec l'autre font des choses en commun. Ca je
ne le vois pas dans le flamenco. On est plus jaloux dans le
flamenco, on est plus individualiste. Mais je ne pense pas
que ce soit une chose négative, c'est quelquechose qui
fait partie du concept du flamenco. Le flamenco est par nature
individualiste. Il y a UN danseur, UN guitariste, UN
chanteur...celà permet d'avoir chacun ses propres créations. Protéger son propre terrain est une réaction très
animale, et normale. Mais parfois c'est exagéré, car quand il
y a de la jalousie, il y a de l'envie, on fait du mal, on
parle pour dire du mal... Quand il y a des exigences qui
nécessitent une solidarité, parfois il n'y a personne, en
fait, nous sommes capables d'être très solidaires et de
nous réunir pour une tierce personne, mais pas pour nous.
C'est ainsi...
Selon toi, qu'est-ce que les artistes devraient apporter à la culture flamenca ?
Le flamenco n'est pas un art qui est né dans une salle, comme
la danse. Le flamenco a été transmis à travers ses propres
interprètes, de génération en génération, avec la tradition.
C'est pourquoi d'une certaine manière nous sommes ceux qui
devons le conserver, nous avons un rôle assez clair et défini.
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Ta compagnie est-elle devenue une famille en plus ? Raconte-moi...
La compagnie est plus qu'une famille. Dans une famille
normalement on ne travaille pas ensemble, desfois si mais...ici le travail nous permet de partager l'envie, le désir de danser, c'est ce qui nous unit, et sur scène ça se voit que nous sommes
une famille unie, celà unit beaucoup...
La séquence où tu danses sur le bruit de l'eau de la fontaine reprend ta phrase sur Séville : "Séville est tout
ce qui manque à la terre pour pouvoir toucher le ciel, Séville est un mystère".
Un peu comme l'eau qui tombe sur la terre et s'évapore au ciel. Comment est née la chorégraphie ?
Je pense que dans toutes mes oeuvres, il y a toujours une
évocation à mes origines, à mon enfance, à ma ville, comme par exemple dans "El Perro andaluz".
De toute façon, je suis très perfectionniste, et dans toutes mes oeuvres, il y a un
détail qui rappelle Séville. C'est pourquoi soudain, j'ai
décidé de faire une oeuvre entièrement dédiée à Séville. Je
pense que "Volver a Sevilla" est une oeuvre plutôt complète,
et assez trompeuse aussi : elle n'est pas dénuée de contenu
intellectuel contrairement à ce qu'elle paraît. C'est une
oeuvre très simple, mais remplie de contenu. Il y a eu un
travail très profond sur les textes. Je n'ai jamais voulu
faire une oeuvre intellectuelle sur Séville, je n'ai pas cette
prétention, j'ai voulu donner une impression très simple.
Séville est ce qu'elle est : c'est la Giralda, la féria...et
nous les sévillans on conserve celà, on vit pour ça chaque
année. Après, les touristes aiment celà et dansent, mais il y
a plus à l'intérieur, et nous cherchons à conserver celà.
Il y a des personnages de Séville qui me fascinent, comme la
famille Machado, qui est une famille très sévillane, mais très
moderne, qui est toujours partie de Séville puis revenue. Par
exemple, pour la semaine Sainte, j'ai choisi la Saeta de
Machado, qui est une saeta totalement révolutionnaire,
polémique, ce n'est pas une saeta habituelle..c'est une saeta
dans laquelle on exprime beaucoup de choses. C'est pourquoi je dis que
"Volver a Sevilla" est un spectacle assez trompeur dans ce
sens. Par exemple, à l'intérieur de la Giralda, il y a des
poèmes de Ibn Sahl, qui était un poète du 14ème siècle, qui
était juif et qui s'était converti à l'Islam pour sauver sa
vie. Ses poèmes sont des merveilles, il était sévillan.
Aujourd'hui, je ne sais pas quel juif se convertirait à
l'Islam, c'est un exemple de modernité !
Il y a beaucoup de chansons populaires, j'ai beaucoup étudié
les Machado pour faire ce spectacle, parce que je pense que
c'est l'exemple le plus joli que peut avoir Séville des
sévillans, cette famille qui fut incroyable. Elle a apporté
beaucoup à Séville et à la manière de voir Séville, avec
toutes ses critiques aussi.
Tu entremêles la tragédie (corrida), les légendes (Carmen) et aussi l'insolite, l'inattendu comme la séquence des
chaussures à pois avec la lumière noire, quelle était ton intention ?
L'histoire des chaussures à pois a une nuance. C'est une
évocation à mes premières chaussures de baile. Je suis née en
Juillet, et neuf mois plus tard, pour la féria de Abril, mes
parents m'avaient habillée en flamenca avec une robe à pois et
les chaussures à pois alors que je ne savais pas encore
marcher. Et chaque année, comme ils devenaient trop petits en
grandissant, je pleurais et demandais une autre
paire à ma mère. Ce sont des chaussures qui ressemblent à des
chaussures de poupée ! En fait c'est un hommage à la petite
fille que j'étais, aux rêves que l'on peut avoir...c'est une
jeu, une fantaisie.
Mais C'est un zapateado plutôt difficile pour les huit
bailaores !
La séquence avec Ana RAMON et la Vierge est très spirituelle ; elle nous transporte vers le sacré, un tableau
risqué si on ne veut pas entrer dans le cliché des processions. Comment vis-tu cette séquence sur scène ?
Pour la vierge, en réalité la letra de Garcia Lorca est une
saeta, parce que presque tous les poètes andalous ont fait
référence à Sévilla. Et Federico Garcia Lorca, bien qu'il soit
de Grenade, a toujours fait beaucoup de références à Séville
dans son oeuvre. Et dans Volver a Sevilla, il y a beaucoup de
références à son oeuvre poétique. L'une d'elles est la saeta
que chante Ana Ramon por seguiriya, et je trouve qu'Ana Ramon
la chante magnifiquement. Je ne fais pas référence à une
vierge, en réalité c'est comme une oration, je pense à toutes les religions du monde, ça pourrait être une vierge, un
bouddha..et dans cette danse, quand je la vois de l'extérieur,
en fait je suis en colère avec cette image, parce que la religion
a été le prétexte de beaucoup de guerres, et ça ne me plaît
pas : au lieu d'aider l'être humain, ça l'a détruit de
plusieurs manières.
Tu as travaillé avec un autre maître, Carlos SAURA (3 films : CARMEN, EL AMOR BRUJO, FLAMENCO), que gardes-tu de
ces expériences ?
Ce sont de très bonnes expériences. J'ai eu l'opportunité de
travailler avec lui, d'apprendre à le connaître et
construire notre amitié. Il a
quelquechose de merveilleux qui est unique dans sa façon de
filmer.
Le monde du cinéma est un autre monde, il y a beaucoup de travail à faire. Le
cinéma peut apporter beaucoup de choses au flamenco et à la danse en général.
Dans le film Flamenco, tu interprètes une magnifique petenera, as-tu des palos préférés ?
J'ai des périodes. Il y a des périodes où je préfère danser
por solea...En réalité j'aime toujours danser por solea, c'est
ce que j'aime le plus. Mais par exemple j'ai des périodes où
j'aime danser des tarantos...en ce moment ici je danse por
tientos, et j'adore ça. Ana Ramon les chante tellement bien,
que j'apprécie toujours de danser sur ce palo. Mais après j'ai
une autre facette où j'aime me divertir et danser por tangos par
exemple.
Carlos SAURA a dit : « le flamenco n'a pas d'histoire, on ne sait pas comment cela a commencé ». Peux-tu
continuer cette phrase : « Il était une fois... » ?
Il était une fois un groupe de personnes qui se réunirent pour
bavarder et chanter, et chacun chantait à sa façon,
chacun venait d'un endroit différent, chacun était d'une
couleur différente, chacun était vêtu de façon différente,
et soudain, ils se rendirent compte que tous ensemble ils
pouvaient faire quelquechose en commun, et c'est le flamenco.
Si le flamenco était un voyage, je pense à la phrase du philosophe chinois Lao Tseu qui dit : « Le voyage de 1000
km commence avec un pas » Et toi, combien de pas as-tu fait jusqu'à aujourd'hui ?
Mon dieu, je pense que j'ai parcouru beaucoup de kilomètres ! s'exclame Maria en riant
Je ne sais pas combien de pas, mais beaucoup de kilomètres
c'est sur ! Beaucoup de pas...mais ils ont à chaque fois plus de
sens.
Quand vas-tu "Revenir à Séville" en réalité ? Et quand vas-tu "Revenir à Paris" ?
Lundi ! Je reviens à Paris en 2009, je viens tous les deux ans.
Maria, très généreuse, nous a accordé une longue interview où elle s'est beaucoup racontée : nous la remercions infiniment pour son accueil.
Remerciements à Jordi BUXO (Directeur Technique de la Compagnie Maria Pages), Catherine PAPEGUAY du Théâtre National de Chaillot et toutes les personnes qui nous ont accueillies.
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