L'interview de la semaine 

Francisco Lopez : le père du Festival de Jerez 

 

Il est 20h15 ce dimanche 2 Mars lorsque je rejoins Paco LOPEZ, directeur du Festival de Jerez, le plus important festival de baile flamenco au monde. Un entretien extrêmement intéressant qui ne fît que renforcer ma passion pour l'art flamenco.


D'où vient votre passion pour le flamenco ?

Je suis aficionado au flamenco depuis longtemps, je suis andalou et je connais le flamenco depuis longtemps. En plus de diriger ce festival, j'ai été le directeur du Concours National d'Art Flamenco de Cordoue et aussi celui du Festival de Guitare de Cordoue. A part ma passion qui vient de très loin, cela fait vingt ans que je gère des événements liés au flamenco.

Vous avez en partie répondu à ma deuxième question qui était "Comment devient-on directeur du plus grand Festival de Flamenco" ?

Oui, basiquement c'est ça. Je suis gestionnaire d'arts scéniques depuis 1986, cela fait 22 ans, et dans la gestion générale d'arts scéniques j'ai toujours eu un projet en rapport avec le flamenco : le Festival International de Guitare de Cordoue, le Concours National d'Art Flamenco, et ensuite la création et la mise en œuvre du Festival de Jerez depuis 1996.

Auriez-vous aimé être artiste ?

Je fais partie des peu de personnes dans le monde qui font ce qu'elles aiment faire. D'un côté, je pense que la fonction de gestion nécessite énormément de créativité, ce n'est pas quelque chose de strictement administratif. Imaginer, créer un festival comme celui-ci par exemple demande beaucoup de créativité. Mais d'un autre côté, j'ai beaucoup de chance car je suis metteur en scène, je suis régisseur, et je fais continuellement de l'Opéra, de la Zarzuela, et dirige également de temps en temps des spectacles de flamenco. Même si le travail que je fais en tant que directeur est très lié à l'art, je ne me considère pas comme un artiste mais j'ai l'esprit de création grâce à cette casquette de metteur en scène, ça c'est certain.

Etes-vous flamencologue (je vous pose la question car à Cordoue il existe une chaire de flamencologie) ?

Je pense que je connais le flamenco. En plus d'être aficionado, je suis un bon spectateur. Je lis des choses, je connais le flamenco, mais je ne suis pas flamencologue. Mon lien avec le flamenco existe bien avant la création de la chaire que dirige Agustin GOMEZ à Cordoue. Non, je ne suis pas flamencologue, je ne suis pas un professeur qui enseigne le flamenco. Je pense que je connais bien le flamenco, d'un point de vue de connaissance, j'aime lire ce qu'on écrit sur le flamenco.

Justement comme vous êtes de Cordoue, j'aimerais savoir pourquoi il y a peu de flamenco à Cordoue ? Cela est en train de changer, mais...

Cordoue, et surtout la province de Cordoue, a toujours été une limite disons du flamenco de tradition. Il y a eu plus de flamenco de tradition dans la partie sud de la province de Cordoue, qui est frontalière avec Cadiz, Sevilla et Malaga que dans la capitale. Il ne faut pas se tromper, il y a de grands artistes qui viennent de Cordoue, mais cela n'a rien à voir avec ce qui se passe à Jerez ou dans la province de Séville. C'est historique, Cordoba est une limite de ce flamenco de tradition.

Comment voyez-vous le parcours du Festival de Jerez jusqu'à aujourd'hui ?

Je le vois comme un parcours très naturel et très satisfaisant.

Très naturel dans le sens où, quand que ce festival a été pensé et créé en 1996, l'année où ce théâtre est devenu public (avant il avait toujours été privé), c'est le même festival que celui qui se déroule en ce moment. Et c'est vrai que c'était alors seulement un bébé, et aujourd'hui c'est un enfant de douze ans. Je le vois comme une évolution très naturelle de quelque chose qui était en germe. Et ce que nous avons fait, c'est approfondir et le laisser grandir, mais c'est le même enfant.

Et d'un autre côté c'est un parcours très satisfaisant. Je dis "satisfaisant" car il a été démontré que la formule que nous avons mise en œuvre fonctionne. Et quelle était cette formule, fondamentalement ? c'était d'une part, au sein du flamenco, de parler de danse flamenca et espagnole. Ce festival est un festival de flamenco, mais avant tout un festival de danse flamenca et espagnole. Ce n'est pas un festival de "premières", c'est un festival vitrine qui souhaite montrer ce qui se passe dans le baile flamenco comme art vivant et d'aujourd'hui. Ce n'est pas seulement un festival de spectacles, c'est un festival où on prête beaucoup d'attention à la formation. Nous voulons que ce soit aussi un lieu pour la rencontre. Nous ne voulons pas d'un festival où les spectateurs et les élèves viennent une journée et s'en aillent. Nous voulons qu'ils restent ici, qu'ils parlent avec les professeurs, qu'ils puissent discuter avec les artistes en prenant un verre de fino à trois heures du matin...Tous ces éléments dans une ville comme Jerez où le flamenco continue à être quelque chose de vivant (car ce n'est pas quelque chose de mort qui arrive seulement sur scène, ça se produit aussi dans la vie et dans la ville...), tous ces ingrédients ont donné lieu à une formule, et je disais satisfaisante car après douze ans, il a été démontré que la formule fonctionne.

Comment sélectionnez vous les spectacles et les artistes ?

J'ai donné une partie de la réponse dans la question précédente. Nous ne sommes pas obsédés par le lancement de spectacles, nous voulons montrer l'immense diversité du flamenco d'aujourd'hui. Nous sélectionnons des propositions de qualité. Et parfois il arrive qu'on dise "ça ne me plaît pas, mais je crois que ça doit figurer dans mon festival". Cette diversité correspond à la grande diversité du flamenco aujourd'hui comme art nouveau, jeune, qui doit s'affirmer avec le temps. Et dans cette grande diversité, il y différents niveaux de qualité.

Nous essayons en plus qu'il n'y ait pas que du flamenco dans les spectacles. Nous sommes un festival de danse flamenca ET de danse espagnole. C'est pour cela que ça ne s'appelle pas "Festival Flamenco de Jerez" mais "Festival de Jerez". Et c'est pour ça que tous les ans nous donnons une place à la danse espagnole, par exemple cette année il y a Miguel Angel BERNA qui travaille sur l'évolution de la jota.

Pourquoi avoir choisi "le temps" comme fil conducteur du XIIème Festival de Jerez ?

La thématique conceptuelle qui d'une certaine manière apparaît toujours dans notre festival est plus un a posteriori qu'un a priori. Ce serait un peu prétentieux de ma part de penser que quand on ne paye pas les productions, les spectacles ne sont pas comme on veut. Nous voyons, analysons et sélectionnons les spectacles. Et ce qui est curieux, c'est que quand on fait cette sélection, le thème surgit tout seul, mais a posteriori, car tout d'un coup nous nous rendons compte qu'il y a des artistes et des compagnies qui réfléchissent sur le même thème mais de façon très différente.

Et de quoi parle-t-on en ce moment ? il s'agit du temps postérieur des choses, de comment a évolué le flamenco dans le temps, mais aussi du temps intérieur des artistes. Il y a beaucoup de spectacles d'introversion, de réflexion sur la propre trajectoire de l'artiste, sur comment il voit sa propre œuvre et sur sa relation au temps. Et ensuite il y a le temps comme grand facteur qui rompt la frontière : la frontière physique en tant qu'art universel, comme la frontière entre les propres individus. Quand nous sélectionnons les spectacles nous nous disons "il y a beaucoup d'artistes qui réfléchissent sur le même thème". Par exemple l'année dernière il y avait une grande présence féminine et on a décidé de mettre en valeur le rôle prépondérant de la femme dans le flamenco.

Cette année pour la première fois la Fondation Teatro Villamarta a décidé de produire le spectacle "Viva Jerez", d'où vient cette idée ?

J'ai déjà dit que ce n'est pas un festival de premières, mais c'est un festival auquel il manque quelque chose. Il se trouve que les choses doivent arriver en temps et en heure. Nous avons une très longue expérience de production lyrique. Cela fait plus de dix ans que nous produisons des Opéras et Zarzuelas.

Pourquoi n'avions-nous jamais produit de flamenco jusqu'à présent ?

En premier lieu car le monde du flamenco a beaucoup de productions, et beaucoup de productions de premières seulement. Nous ne voulions pas réaliser un projet de ce type. De plus nous pensons que quand on produit un spectacle, il faut produire de façon à ce que le spectacle ait une longue existence, et ce pour plusieurs raisons : économique, sociale...

Et d'autre part il faut aussi attendre le moment où l'on peut faire les choses : produire coûte de l'argent, et jusqu'à très récemment le Festival a eu un budget terriblement serré. C'est seulement à partir du moment où l'Agence pour le Développement du Flamenco, le Gouvernement Autonome et le Gouvernement de l'Etat ont commencé à collaborer étroitement au Festival que nous avons pu financer ce spectacle. Et la logique était que ce soit un spectacle dont les flamencos de Jerez et le flamenco de Jerez soient les protagonistes.

Le théâtre Villamarta va-t-il accueillir une compagnie en résidence comme celui de la Axerquia (Gran Teatro) à Cordoue avec la compagnie de Javier LATORRE ?

C'est une question que nous avons déjà soulevée. Je ne ferme pas les portes à cela. Mais il faut le faire d'une façon terriblement sérieuse. Parfois, l'idée qu'on se fait de la résidence c'est que cela sert à ce qu'une compagnie ait un local pour s'entraîner. Or c'est bien plus que ça, qui plus est dans notre cas. A Jerez, prendre la décision de recevoir une compagnie résidente est complexe, car il y a déjà beaucoup d'artistes de haut niveau, surtout dans le baile, qui peuvent aspirer à ce genre de formule. Nous sommes ouverts à cette idée, mais en réalité, cela nécessite une implication de la part des compagnies beaucoup plus importante. Cela nécessite de dynamiser la formation flamenca dans la ville, il faut réaliser des travaux expérimentaux...c'est beaucoup plus. Je pense que c'est plus une manière de faire française. Ici en Espagne, ce qu'on fait c'est mettre à disposition un local pour les compagnies.

"Le flamenco ne va pas à l'intellect, il va à l'émotion"
 

Ces dernières années, on constate une véritable explosion du flamenco en dehors des frontières espagnoles, comment expliquez-vous ce phénomène ?

Ce n'est pas nouveau. Ce qui se passe c'est que cette éclosion est beaucoup plus universelle et beaucoup plus intense. Nous avons une vision très claire de cela au travers des stages de formation. Avec les 900 élèves que nous avons cette année nous savons un peu quelle est la géographie du flamenco dans le monde et comment vont se positionner chacun des 35 pays. Ce n'est pas quelque chose de nouveau mais ça se produit avec plus de force.

Comment cela s'explique-t-il ? Je crois que c'est intrinsèque au flamenco. Cette expansion concrète du flamenco face à d'autres arts vient des caractéristiques du flamenco, et plus particulièrement du baile flamenco. Ne perdons pas de vue que nous ne sommes pas en train de parler de cante flamenco mais de baile flamenco, d'accord on parle aussi de Paco DE LUCIA, de Manolo SANLUCAR et de Vicente AMIGO, de quelques guitaristes, mais ne nous trompons pas, il s'agit de baile flamenco.

Qu'est-ce qu'il y a dans le baile flamenco ? je crois que c'est l'art scénique le plus important du XXIème siècle, celui qui va le plus se développer. Je suis un peu prophète mais je crois que je sais de quoi je parle.

En premier lieu, c'est un art qui a quelque chose de commun avec l'Opéra. C'est le spectacle total du flamenco, il y a de tout. Les spectacles sont chaque fois plus complets. Il y a un scénographe, un costumier, un metteur en scène, un chorégraphe, un directeur musical, des artistes interprètes... C'est le spectacle total, d'une certaine manière comme l'Opéra, mais avec une différence : c'est un art très direct, c'est une façon de communiquer terriblement chaleureuse, qui se dirige à l'émotion. Comprendre ce que dit une letra n'est pas important, ce serait très important si celà changeait beaucoup de choses, mais ce n'est pas fondamental. Evidemment si on comprend la letra et que celle-ci est bien choisie c'est une merveille, mais ce n'est pas fondamental. Le flamenco ne va pas à l'intellect, il va à l'émotion. Et en plus il a quelque chose qui parle des racines profondes de l'être humain, il parle de choses qui ne peuvent être comprises par l'être humain, et le baile permet de les connaître de l'intérieur. Le baile permet, non que tu sois une danseuse ou un danseur mais il permet que tu sois capable d'apprendre le compas, le rythme basique de la solea, la buleria... Il détient beaucoup d'ingrédients pour transmettre l'émotion, c'est un discours de l'émotion et non de l'intellect. Son sens d'œuvre totale, (je me réfère à la danse), et cette chose inexplicable qui parle d'arcanes, de choses occultes de l'être humain te permettent cependant de t'en rapprocher depuis l'intérieur. Si tu veux ensuite apprendre, tu peux apprendre des choses basiques de cet art. Si nous qui travaillons dans le flamenco faisons bien notre travail je pense que le flamenco va devenir l'art du XXIème siècle grâce aux circuits internationaux du monde entier.

Quel bilan faîtes-vous de cette première semaine de festival ?

Eh bien je pense qu'elle a atteint les objectifs. Il y a eu de tout, des spectacles très variés, de très différents types et en général de très bon niveau. Nous sommes particulièrement contents de ces autres espaces qui peut-être n'occupent pas tellement la première page des journaux mais qui sont fondamentaux pour la santé du Festival et pour la santé du flamenco. Je pense par exemple à ce qui se passe à La Sala Compañia. Je suis très content de la diversité qu'il y a dans ce programme et que nous ne pouvons pas montrer au Théâtre Villamarta. Par exemple Rocio MOLINA s'est présentée ici il y a quatre ans. Et ESTEVEZ et PAÑOS qui vont se produire demain y ont présenté l'an dernier un délicieux spectacle de petit format qui leur a ouvert les portes de la Biennale de Malaga. Nous sommes donc particulièrement contents du fonctionnement de ces espaces.

Ensuite nous avons rempli les objectifs au niveau de la formation et de cette idée de "ville de rencontres". Un élève qui vient suivre un cours d'initiation peut rencontrer Javier LATORRE et apprendre les pas avec lui. Ce n'est pas un excès de la part du festival, c'est une marque de respect vis-à-vis de personnes qui viennent du monde entier. Nous parions sur le fait que ce soient des grands maestros. Non par pour leur prestige ou leur carrière mais car nous sommes convaincus que commencer le flamenco n'est pas une question d'étudier des pas, car le flamenco est une culture, et ces maestros sont ceux qui t'ouvrent ces grandes portes, ces grandes fenêtres de l'art flamenco, même si toi tu cherches juste à te divertir et à apprendre et non à devenir professionnel de cet art.

Tout ce qui est arrivé durant les premiers jours du festival, sans affirmer que tout est fait, d'une certaine façon fait référence à ce que je disais auparavant : cet enfant, ce bébé franchit chaque année des étapes et grandit en très bonne santé.

Quels projets avez-vous pour le XIIIème Festival de Jerez ?

Déjà qu'il ait lieu, bien que je n'ai aucun doute là-dessus, car c'est un projet terriblement bien consolidé. Et que le festival puisse assumer des projets complémentaires et de nouvelles idées. Si nous disposons d'une nouvelle salle dans la ville, ce que nous n'avons pas pu avoir cette année, nous ouvrirons de nouveaux espaces à la jeune création et aux musiques qui sont liées au flamenco. Nous allons continuer à développer de nouvelles idées, mais dans la structure initiale du premier festival.

Dans le secteur des activités complémentaires en particulier, il y aura un colloque sur la géographie du flamenco, des journées de réflexion avec les professionnels du flamenco pour définir par exemple comment on voit le flamenco dans le monde, comment on communique sur le flamenco dans le monde...Ce sont beaucoup de choses que nous avons évoquées ces dernières années mais avons dû mettre de côté pour des raisons économiques.

Fondamentalement, notre grande tâche sera peut-être que la ville de Jerez vive son festival comme une grande fête culturelle et artistique mais aussi comme une grande ressource économique au service du développement de la ville. Ce n'est pas quelque chose que doit faire la Fondation Teatro Villamarta mais la ville elle-même. C'est plus qu'un objectif culturel, c'est ce qui se passe à Avignon par exemple.

Et si l'on parle de la croissance de cet enfant, je pense qu'il aura atteint la maturité lorsqu'il aura beaucoup de pères, et pas seulement la Fondation Teatro Villamarta.


L'entretien se termine vingt-cinq minutes plus tard et nous avons le sentiment mutuel qu'un objectif a été atteint. Il nous a permis de mieux connaître le Festival de Jerez, ses origines, ses dirigeants, ses enjeux culturels, économiques et sociaux, et plus généralement de comprendre d'où vient le formidable engouement actuel pour cet art qui nous passionne tant, le flamenco.

Remerciements à Francisco LOPEZ et Antonio HEREDIA FERNANDEZ.

Questions, réalisation, traduction, montage : Murielle TIMSIT

ENTRETIEN PROTEGE NE POUVANT ETRE DIFFUSE NI EN INTEGRALITE NI EN PARTIE SANS DEMANDE D'AUTORISATION EFFECTUEE AU PREALABLE AU SITE WWW.FLAMENCO-CULTURE.COM.- COPYRIGHT SUR LES QUESTIONS ET LES REPONSES DES FICHIERS SOURCES AUDIO, VIDEO et ECRITS.

flamenco-culture.com - Le 02/03/2008