L'interview de la semaine 

Eva La Yerbabuena : la danse du coeur 

 

Il est 19h en ce samedi 12 Avril, soir de l'avant-dernière représentation de Santo Y Seña, spectacle redécouvert le mercredi précédent et qui nous a laissé d'impérissables sentiments. La danseuse de Grenade qui a un gabarit similaire au mien me rassure, les petites aussi peuvent être de grandes danseuses ! Elle a l'air un peu stressée mais Eva prend le temps de répondre à mes questions tout en se maquillant, ponctuant ses propos de jolies pointes d'humour, tour à tour sérieuse et rieuse. J'observe avec attention le processus de transformation qui va amener Eva a devenir LA YERBABUENA, et à travers les questions ci-dessous tente de cerner ce personnage emblématique de la danse flamenca. La découverte d'une belle personnalité.


Eva, tu es de Grenade, quel est ton premier souvenir du flamenco ?

Mon premier souvenir en fait est une voix : mon grand-père aimait écouter la PAQUERA DE JEREZ. Les premiers souvenirs sont donc d'avoir écouté celà là-bas. Plus tard quand j'ai eu 11 ans j'ai pu aller voir un festival qui existe encore aujourd'hui, le Festival Flamenco de los Ogijares. Ce furent mes premiers contacts avec le flamenco...

Quelle serait ta définition du flamenco ?

Il ne fait aucun doute que c'est une forme de langage qui te permet de te réaliser dans plusieurs domaines, de connaître d'autres cultures, d'autres personnes, d'autres pays. C'est l'expérience et la vie d'autres personnes qui vivaient à une autre époque et dans un monde différent de celui dans lequel nous vivons maintenant. Je crois que ce sont des gens qui chantaient, dansaient et jouaient pour manifester leurs besoins, leurs peines, leurs joies.

As-tu des maestros de référence ?

Oui bien sur, j'ai eu mes premiers maestros qui m'ont permis de commencer à découvrir ce qu'était le flamenco. Et ensuite d'autres références que je n'ai pas eu la chance de connaître car ils ne sont plus là...mais grâce à Dieu nous avons des vidéos d'elles...comme Carmen AMAYA, LA ARGENTINITA (Encarnacion LOPEZ), Pilar LOPEZ.

J'ai eu beaucoup de maestros de référence. Tous ceux qui montent sur scène ou qui ont une école, quelque chose à partager ou à raconter sur le flamenco pour moi ont quelque chose à t'apprendre. Un des conseils que m'ont donné mes maestros est que l'on peut apprendre de tout le monde, et ça je l'ai toujours en tête.

As-tu des origines gitanes ?

Non, il n'y a personne dans ma famille. Personne qui chante ni ne danse...aucun artiste

Comment ta famille voit-elle ton parcours et ta carrière ?

Très bien. Ce qui est bien avec ma famille c'est que tant mon père que ma mère, mes grands-parents, mon frère, mon oncle ont toujours été là pour m'appuyer et me soutenir à partir du moment où j'ai décidé ce que je voulais faire. Et ça c'est très important. Il vivent ma carrière presque par procuration. Ils sont toujours à me demander comment je vais, les prix que j'ai gagné...

As-tu d'autres passions que le flamenco ?

J'adore lire. De la poésie, des romans...je n'ai pas de préférences. En ce moment je lis "Poeta en Nueva York" de LORCA, "L'ombre du vent" de Carlos luis ZAFON...j'aime la variété.

Pourquoi as-tu choisi le baile ?

Je pense que c'est plutôt le baile qui m'a choisie, sincèrement. Ce n'est pas conscient. Tu ne dis pas "j'ai choisi le baile" mais en réalité "j'aime le flamenco" et "je veux entrer dans ce monde qui m'attire et que je veux vraiment connaître". A ce moment là, quand tu as 11 ans tu n'es pas consciente de ce qui t'arrive, tu crois que c'est toi qui a choisi le baile, mais parfois je pense que c'est plutôt le baile qui m'a attrapée. C'est quelque chose qui te prend. Tu n'es pas conscient, tu n'arrêtes pas de danser quand tu veux, c'est quelque chose qui demande beaucoup de travail et te fait penser que tu es faîte pour cet art.

Il y a une chose que je dis toujours, je suis une personne toujours très timide. Alors ma famille a du mal à comprendre qu'en étant si timide je puisse monter sur scène, tandis que si j'entre dans un lieu où je ne connais personne je suis incapable, même si c'est petit. C'est parce qu'il y a d'une certaine façon tout un processus de transition avant d'aller travailler, il y a le maquillage...c'est comme un déguisement en réalité, j'arrête d'être Eva pour devenir LA YERBABUENA.


"J'essaie de chanter avec le corps" 



©Outumuro


Cela t'aurait plu de chanter aussi, non ?

Oui, je suis une cantaora frustrée.

Et tu ne chantes pas un peu ?

Non ! non ! je chante très mal ! Ce qui m'aurait vraiment plu à moi c'est chanter...Pouvoir exprimer ce que tu ressens par le moyen de la voix est pour moi une chose merveilleuse. Mais bon, j'essaie de chanter avec le corps.

Bien sûr on parle toujours de ta solea, mais as-tu d'autres palos favoris ?

J'adore les tientos, les tangos, la siguiriya... Il n'y a aucun baile pour lequel j'ai dit "ça je ne le danse pas". Peut être qu'il y a quelque chose qui m'attire le moins, c'est la rumba. Mais en général j'aime danser de tout.

D'où provient ton inspiration pour danser avec tant d'émotion, transmettre de tels sentiments ?

Il y a une chose qui est très claire pour moi. L'inspiration vient quand tu aimes ce que tu fais, dans mon cas le flamenco, la danse, et l'amour inconditionnel que je lui voue. Regarde à quel point cet amour est inconditionnel : je laisse ma fille à la maison. Si j'avais besoin d'un travail, j'ouvrirais une école et je serais à côté. Mais j'adore mon travail, monter sur scène, et partager des sentiments et des expériences. Il y a une chose qui est très importante pour une artiste, c'est d'ouvrir son cœur à 100%. Il n'y a pas de secret. Si tu le sens tu le sens, si tu ne le sens pas tu ne le sens pas. L'inspiration vient en regardant dehors, voir ce qu'il se passe dans le monde au quotidien...c'est ça qui vraiment t'amène à avoir des choses à raconter, et à t'ouvrir. Et avec cette ouverture dire "Je vais raconter de ce que je ressens sans aucun préjugé."

Danses-tu différemment depuis que tu es mère ?

Oui. Je danse différemment, je ressens différemment. Ça te change la vie complètement.

Mais qu'est-ce qui a changé ?

Tout. Avant, quand je devais faire quelque chose je fonçais. Maintenant quand je dois faire quelque chose je dis "un moment". Je réfléchis et me dis "Premièrement il y a Manuela et après les autres". Tu comprends mieux tes parents et tu sais de quelle manière ils t'ont aimé ...tu comprends pourquoi il t'ont dit non tant de fois et que tu ne comprenais pas pourquoi. C'était seulement "non" et toi tu ne comprenais pas, "pourquoi non ?". J'ai eu les réponses à beaucoup de questions que je me posais...Maintenant je comprends énormément de choses. Ca change la vie dans tous les domaines. Tu es plus mature, plus calme, tu as d'autres préoccupations.

Penses-tu à ta fille lorsque tu es sur scène ?

A beaucoup de choses, quand on est sur scène on pense à beaucoup de choses oui...et à elle oui toujours, énormément.

Estimes-tu avoir amélioré ton baile depuis que tu travailles avec Paco JARANA ? (ndlr : son mari)

Ameliorée...oui j'ai découvert beaucoup de choses avec Paco. C'est comme si 50% de Paco m'avaient aidée à me découvrir et 50 % de moi l'avaient aidé à se découvrir lui. On est toujours réunis ainsi...On commence par être deux et sur scène on ne forme plus qu'un. Il sait exactement comment je respire et ce dont j'ai besoin. C'est pareil pour moi, dés qu'ils commence à jouer je sais déjà comment il va. S'il n'est pas bien, je sais ce que je dois faire, prendre la bonne clé pour faire remonter le truc ou le contraire, quand je ne suis pas bien il sait quoi faire pour que je me sente mieux dans mon baile.

On voit en effet que vous être très connectés sur scène...

oui... (Eva sourit)

Vas-tu transmettre ton art ou bien le fais-tu déjà ?

Parfois, quand je peux je le fais. J'adore enseigner, car c'est le meilleur moyen pour apprendre toi-même. Alors dès que j'ai le temps je le fais. Dernièrement je n'ai pas vraiment eu le temps, mais j'essaie. Plus tard j'aimerai m'y dédier.

Quels conseils donnerais-tu à quelqu'un qui souhaite devenir danseur ou danseuse ?

Patience, amour inconditionnel, tolérance. Et surtout que ce soit une décision personnelle, que tu prends car tu en as besoin et non car quelqu'un d'autre le veux. Par dessus tout car cet art te plaît, pas pour devenir célèbre. Que ça soit vraiment car la danse ou le chant te plaît. C'est la seule manière de bien commencer et de finir bien. C'est mon conseil.

Que t'ont apporté tes rencontres avec d'autres danses, et d'autres artistes comme par exemple la grande Carolyn CARLSON ?

Cela m'a énormément enrichie, tant artistiquement que personnellement. Le type de danse ou la manière de raconter les même choses sont différentes...Mais ça te permet de prendre conscience qu'il y a beaucoup de gens qui sans le savoir travaillent sur la même chose que toi, de partager des sentiments, de t'enrichir, et de t'assurer, au cours de ta carrière, que tu n'es pas limitée. Parfois, pas toujours, il faut suivre ce que te dicte le cœur, la première intention est souvent la bonne. J'ai appris beaucoup là-dessus, surtout de Pina BAUSCH, car j'ai passé plus de temps avec elle et eu plus de relations avec elle qu'avec Carolyn.

As-tu suivi des cours d'autres danses ?

Non. J'ai eu une expérience lorsque Pina BAUSCH m'a proposé de participer à son dernier festival pour faire une petite chorégraphie de quatre minutes. J'ai du venir ici à Paris au Théâtre de La Ville pour une semaine. Et comme je n'avais jamais pris de cours de danse contemporaine, ce fut pour moi une expérience inoubliable.

Ta compagnie a été créée en 1998, comment as-tu pris cette décision ?

En fait j'avais beaucoup de besoins. J'avais besoin de commencer à chorégraphier pour d'autres danseurs. Il y avait des choses qui pour moi étaient impossibles, je ne pouvais pas tout raconter seule, il y a des choses que tu veux raconter mais ton corps par exemple n'est pas fait pour ça, donc tu as besoin d'autres personnes. C'est pourquoi j'avais besoin de créer une compagnie au sein de laquelle les gens pouvaient apprendre à me connaître et moi apprendre à les connaître eux.

Dans ta compagnie il y a de très bons artistes, comment les choisis-tu ?

Comme j'ai dit avant, tu sais que ce qui me plaît à moi c'est le chant. J'aime les voix différentes qui me font ressentir des choses différentes. Paco s'occupe plus de la partie musicale, de la deuxième guitare, de la flûte, du percussionniste... Mais les voix c'est presque toujours moi qui les choisis, je suis celle qui dit "oui, non, je veux ce cantaor", et pour le corps de ballet c'est la même chose.

Ce n'est pas une chose facile car tu veux voir des choses d'eux que tu sais qu'ils ont, mais qu'ils n'arrivent pas forcément à sortir à ce moment là. Tu sais qu'ils ont de la matière et qu'ils peuvent arriver à danser beaucoup mieux que ce qu'ils font à ce moment là. Mais il faut aussi savoir qu'une compagnie ce n'est pas seulement une heure et demie de travail. En fait ma compagnie est ma famille, je passe plus de temps avec eux qu'avec ma propre famille. Ce sont des gens qui sont de bonnes personnes, qui ne te créent pas de problèmes, qui sont disposés à lutter avec toi, car nous sommes une équipe, et ce n'est pas facile, c'est un travail des plus difficiles.

Quel est ton meilleur souvenir de spectacle ?

J'en ai des tas ! Je m'amuse généralement plus durant la création que le jour de la première ou après la première. C'est comme une grossesse. Tu le vis durant 9 mois, après tu as ton enfant et puis tu souffles. Mais ce que tu as vécu durant 9 mois tu le vis toi...ton mari qui est pourtant très proche ne le vis pas de la même façon. Alors j'ai énormément de souvenirs, autant de bons que de mauvais. Quand par exemple on est à Séville, qu'il fait 45 degrés et qu'il n'y a pas d'air conditionné ça c'est le pire !(ayant vécu celà lors d'un stage il y a deux ans je confirme en hochant la tête)

Quels sont pour toi les ingrédients d'un spectacle réussi ?

Foi en ce que tu fais, croire en ce que tu fais et le faire avec le cœur et sans peur de te tromper. Les ingrédients sont l'inspiration, la force, la perfection (Eva éclate de rire) je crois que ce sont les ingrédients indispensables pour un bon spectacle ! Mais surtout ça doit être quelque chose que tu aies besoin de faire et dont tu profites...car c'est la seule façon pour que les autres en profitent aussi.

Peux-tu me parler de ton dernier spectacle, Santo y Seña ?

Santo y seña est un spectacle qui en fait définit cette compagnie, qui définit tant la manière de voir, sentir et partager le flamenco de Paco comme la mienne, ce qui nous plait...

C'est la vision que j'ai du flamenco, ce n'est en aucun cas un spectacle prétentieux. On peut y voir tant le baile féminin que masculin, profiter de quatre voix merveilleuses, voir un large éventail de palos du flamencos : siguiriya, mirabras, farruca,tangos, solea, buleria... C'est ce qui définit un peu quelques unes des chorégraphies de six spectacles...pas toutes celles que tu veux car c'est impossible, mais bon...

Les cinq jours de représentation sont tous les mêmes, où bien y-a-t-il des choses qui changent selont les jours ?

Ce n'est jamais identique. Il y a toujours quelque chose de différent, même si la base du programme et la base musicale restent les mêmes.

En ce qui concerne les letras ça change toujours, je n'aime pas dire aux chanteurs ce qu'ils doivent chanter, ils font la letra qu'ils veulent faire. Et dans le baile, il y a toujours quelque chose qui change aussi, la structure est la même mais à l'intérieur on peut voir des choses différentes.

Lis-tu les critiques ?

Non. Très peu, ça ne m'arrive presque jamais de les lire. Paco les lit plus que moi et quand il y a quelque chose il me dit " Eva viens viens !". Bien sûr quand tu commences tu veux savoir ce qu'on pense de ton travail...mais en fait je dis toujours que c'est juste l'opinion d'une personne qui est allée voir le spectacle. C'est bien, mais surtout quand c'est une critique constructive car on apprend de tout, mais ce n'est pas une chose qui m'obsède.

Tu es souvent en tournée à travers le monde, comment vis-tu les voyages ?

Dans l'avion très mal car ça me fait paniquer. Dans l'avion c'est fatal. Mais sinon très bien, je pense que tout le monde n'a pas l'opportunité de voyager et c'est un grand privilège de pouvoir découvrir comment vivent d'autres personnes, de connaître d'autres cultures, de savoir ce qu'ils mangent, quel est le climat...

Ce n'est pas difficile d'être souvent loin de chez toi ?

Oui, il y a un moments dans ta vie où tu te dis "mon dieu tout ce que je perds !", mais tu gardes pour toi ce que tu vis dans ces moments là. C'est comme ça.

"Il faut ouvrir son coeur à 100%" 


©Outumuro


Ressens-tu la solitude ?

La solitude ? depuis que j'ai été dans le ventre de ma mère, la solitude est toujours là. Tu peux être accompagnée de mille personnes mais au fond tu es seule. C'est ce que je pense. C'est quelque chose que je ne comprenais pas. Je l'ai appris avec Hamsel CEREZA quand il m'a dirigée dans "5 mujeres 5" et "la voz del silencio". Il m'a dit "Eva, on est seul depuis qu'on est dans le ventre de sa mère". La meilleure connection que tu as avec cette personne c'est peut-être durant ces neufs mois. Mais sinon tu ne sais pas ce que pense cette personne et elle non plus ne sais pas ce que tu penses toi. En fait quand tu nais tu ne t'en souviens pas. Je crois que la solitude est toujours là. Mais c'est quelque chose qui ne me fait pas peur. Au contraire. Je pense qu'au cours de notre vie, on a tous des moments où l'on a besoin d'être seul, de réfléchir et de nous retrouver avec nous-mêmes, je crois que c'est très important.

Quels sont tes projets pour cette année ?

Finir cette interview ! (Eva éclate de rire), célébrer le 10ème anniversaire de la compagnie au Generalife, finir la tournée au Brésil avec succès et bon...terminer l'année dans la plus grande satisfaction. En fait une étape se termine et une autre commence. Essayer de vivre au jour le jour le plus possible. Il y a une chose qui m'obsède, c'est de ne pas penser à demain et vivre le moment présent. Car nous sommes entre le passé et le futur et cela nous amène à profiter du moment présent.



Questions, montage audio : Murielle TIMSIT
Traduction : Mélodie BAÑULS, Murielle TIMSIT

Remerciements à Anabel MATEO

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Flamenco-Culture.com - 12 Avril 2008
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